Disons trois ingrédients : le thé ; le gingembre ; la sauge. Autant dire : trois parfums. D’abord le thé : un thé de petit-déjeuner acheté en supermarché, conditionné en sachets individuels, Darjeeling ou Ceylan. Le gingembre. Que dire du gingembre ? C’est du gingembre en poudre. On l’achète. Le jardin est à peu près un carré, de la taille d’un jardin du souvenir. S’y déploie sans aucune retenue un pied de romarin. Près de lui, quasiment dans son ombre rampe, chétif mais infatigable, un pied de thym. De multiples, solitaires et comme ensauvagées tiges de menthe entre les pivoines, les iris, l’oseille miraculeusement se dressent à la saison, c’est-à-dire avant la sécheresse chronique et préjudiciable à ce jardin de sables. De la verveine citronnelle ou c’est de la mélisse, on n’est pas allé y voir — dans le dictionnaire veut-on dire ; de l’origan. Du fenouil sauvage au pied du mur des thuyas, auquel le liseron qui année après année remplace un peu plus le gazon grimpe et encore un persil aussi aléatoire que frisé entre les pavés autobloquants et couverts de lichens de la terrasse. Mais pas de sauge. La sauge est lyophilisée et distribuée également via la grande distribution dans ces flacons caractéristiques pour lesquels un certain D se décarcasse — ce que le monde entier oublie. Pourquoi avoir acheté, un jour, de la sauge ? Comme ça, ou bien pour le souvenir de ce magnifique bouquet de sauge officinale ramené du jardin de lointains voisins — soit, vivant à deux ou trois communes de là et qui avaient, ce lointain soir, proposé de revenir, diviser, emporter une touffe pour le transplant, sans concrétisation à ce jour —, qui fit lui-même écho à la salade d’été si fraîche de courgettes longues cuites à la sauge d’autres amis comme perdus de vue ? Je ne voulus pas faire la lumière, bouillir seulement l’eau du thé dans les langues bleues du gaz. L’eau frémit. Je verse l’eau juste frémissante dans la théière posée sur le bord de l’évier, dans le noir, ce qui est faux : dans les halos également bleutés de part et d’autre, du gaz qui brûle encore et de l’écran d’accueil du mobile posé contre l’égouttoir à couverts. Ce que j’appelle ne pas faire la lumière. Sur la sauge, en saupoudrage, le gingembre, une pincée, le sachet de thé, l’étiquette individuelle passée de l’autre côté par la ficelle, un fil. Pourquoi ? Pour voir. Pour ne rien faire d’autre. Pour ne pas démarrer la journée. Et puis. J’ai hésité entre le Ceylan et l’infusion digestion légère badiane, anis et fenouil, j’avais déjà pris la veille une infusion digestion légère badiane, anis et fenouil. À peine étais-je allongé, les mots tournaient et me relevaient — qui a mangé s’est détourné de moi sans appel, le ventre plein m’a perdue de vue, ne me reconnaît pas, m’oublie qui s’endort le ventre plein, m’a quittée, débarrassé de moi n’a plus rien, rien à faire avec moi, rien à voir qui a mangé et moi, nous sommes séparés, ne vivons plus ensemble. De qui a mangé, m’a nourrie je n’attends plus rien, rien à attendre du ventre plein. Satiété est trahison. La satisfaction d’avoir mangé, la sensation d’être rassasié, le rassasié, le repus qui en a repris, s’est resservi, qui en a pris deux fois, qui a mangé comme deux, pour deux, d’être gavée, qui s’est gavé, qui a assez a trop mangé, n’a pas compris, a pris ses aises, a pris ses distances avec moi, m’a mise hors de sa portée. Ventre plein ne me porte plus. Ne me connais plus. Nourri je suis perdue. Nourrie je me perds de vue. Qui m’a nourri m’a perdue. Sans appel, sans retour. Définitivement. Irrémédiablement. Si vous m’aimez ne me nourrissez pas. Qui m’aime ne me donne pas à manger. Si vous tenez à moi. Si vous voulez me garder auprès de vous. Vivre avec moi. Qui a mangé m’a oubliée. N’attendez rien du ventre plein. Ventre plein me perd de vue. Le ventre plein me perd. Juste bouillir l’eau du thé : à peine voir frémir — peu infuser —, boire l’eau du thé — boire ? Il me semble que non. Ne rien faire. Sauf respirer. Non boire. Je respire. Le respire. À mon goût, le thé doit brûler. Ce que je bois c’est la chaleur, de l’eau du thé, la vapeur. J’en laisserai le refroidi, le juste liquide, la flaque, l’urine froide. Il est quatre heures et la perturbation est là, il pleut à la fenêtre ouverte, la pluie annoncée, je n’ai pas pu m’empêcher de l’ouvrir, ouvrir toutes les fenêtres autour de moi, ensuite, l’index dans l’anse du mug, les phalanges contre le brûlant du mug et le portant à la bouche, ou ne le portant pas, demeurant, alors, comme je navigue à travers le séjour, le coude levé dans le courant d’air, suspendu, le thé à hauteur de menton dans la vapeur qui me baigne la face — quelle face, dans le noir ? Dans la nuit de notre rue frappant à la fenêtre, aux volets ouverts, le thé se respire comme les autres choses, éléments. Les fortes pluies de l’hiver dernier se sont infiltrées entre les pavés autobloquants de la terrasse, l’affaissant, et écoulées dans les caves sous la maison. En effet notre cave est divisée en deux parties de surface égale. La première, à laquelle on descend par un escalier de meunier depuis le garage, est cimentée, La seconde, au fond de la première et accessible par une simple ouverture, sans porte, est de terre battue. L’eau pénètre par les bouches d’aération, elle sourd par les joints entre les parpaings de la maçonnerie et ruisselant le long des murs, se répand à travers les caves. Depuis quand ne sommes-nous pas allés y voir ? Nous le savons, c’est tout. Oui. Depuis quand n’avons-nous pas surpris les traces brillantes et séchées du mucus des escargots à la lampe frontale et la surface laissée brute des parpaings ? Depuis quelle date n’y sommes-nous pas descendus, quel jour ? Pas le jour où nous y avons entendu, et vu, toi, puis moi, une grenouille, le lendemain elle a disparu, et comment ? Pas le jour où tu as sauvé à la louche un hérisson tombé dans la bouche d’aération. Pas le jour où je suis remonté les jambières lourdes, incroyablement, de l’odeur de la terre battue de la cave que je me suis pris à ratisser, content de moi ou satisfait de mes lignes et de l’égalisation du terrain mais encore plus surpris de l’effet produit sur toi, de la frayeur dans tes yeux, ta voix. La force de cette odeur de terre, de son imprégnation, sa charge émotionnelle, je n’en reviens toujours pas. Elle demeure. Je ne me l’explique toujours pas. Le printemps est venu, avec lui l’air doux et les précipitations de, la perturbation du printemps et quelque chose m’attire, en moi est attirée vers la fenêtre là et ce n’est pas la lune, j’avance avec le thé, passe le nez dehors, dans l’encadrement. Un instant la pluie s’arrête, suspendue au bruit de son écoulement, l’air doux donc odorant. Est-ce qu’avec l’humidité de la nuit, de la venue de la pluie dans la nuit, une odeur reconnaissable entre mille de cave remonte, ce qui veut dire dans les narines : les narines de qui est là ? Sucrée, profonde, veloutée, écœurante ? Non, pas ce jour-là, ce n’est pas la nuit de ce jour-là. Cette nuit-là, je bois le thé à la fenêtre, à toute petite gorgée, gorgées évaporées, d’un boire qui est un non-boire, qui est un aspirer, un inspirer, subtiliser, comme si l’air se buvait. Le thé goût cave. Le mélange gingembre et sauge dans le thé. L’eau de mon thé comme suinté/e des parois d’une cave. Le thé parfum fièvre, de lèpre des murs, la langue en feu de lécher les murs, le goût subtil de langue râpée de salpêtre et/ou empâtée de moisi comme d’une sueur. Le thé et son eau, la date et son jour, le jour et sa nuit, la pluie, son écoulement, l’instant, l’heure où les deux se séparent. Le thé de cave. Notre cave.
Enchantée par la fluidité des images, les mots qui s’infiltrent et s’écoulent et suintent le long du texte, pleins d’odeurs et de sensations. Et en filigrane j’entends une histoire, discrète. Plaisir de lecture
Merci pour votre lecture, Claudine. Je n’ai, pour ma part, pas oublié votre ombre.
j’aime bien les boucles, les entrelacs, qui dévoilent à chaque fois un peu plus de la situation, pourquoi il ne dort pas, pourquoi ce ventre plein pose problème, le rapport à l’affection, et cette histoire de cave… on peut imaginer quelque chose de terrible avec ce : « le jour où je suis remonté les jambières lourdes, incroyablement, de l’odeur de la terre battue de la cave que je me suis pris à ratisser, content de moi ou satisfait de mes lignes et de l’égalisation du terrain mais encore plus surpris de l’effet produit sur toi, de la frayeur dans tes yeux, ta voix. » Cela donne envie d’en savoir plus sur toute cette histoire, alors que c’est un texte « suspendu »…
cette « chose terrible », tu m’en fais prendre conscience à l’instant, Ysa-Lou, merci
Quand tout se raconte en relai infatigable, des mots libres, leurs bonds inédits sautillants et frais, ça tient du miracle