#été2021 #L08 | Je vous raconte ?

… Je ne vous ai pas vue venir. Nous étions le matin et j’étais dans l’auto, j’étais seul, j’allais avec mon auto le long de la rue vide, il était tôt, on était le matin, on n’était que moi et vous, avant que tout ne bouge. J’allais la vitre baissée, la vitre côté conducteur et ce n’était que moi et l’auto d’un bout à l’autre de la rue, personne et la vitesse étant limitée, nous allions l’auto et moi sans presque un bruit dans ce quartier d’habitation, vous et moi dans le quartier qui sommeillait, l’été, le long de cette rue toute droite de la grande ville dans les vacances. Je roulais, cela roulait presque sans air déplacé, seulement un souffle, un souffle d’été, je me baignais, et vous, d’un souffle, fluide à la vitre baissée avant que tout le monde sorte, ne sorte des immeubles, ne débouche des avenues de la grande, grande ville comme déserte, au beau milieu du vide de l’été cela roulait pour vous et moi dans ce plus long dimanche de l’année, dimanche de quatre semaines où je n’étais que moi, vous que vous, je veux dire, la rue déserte, on n’était que vous, que moi, il y avait ce bruit. Qu’est-ce qu’il y a ? C’est ce qui arrive. Je vais vous le dire ce qu’il y a. Il n’y avait que moi, vous n’aviez que vous dans cet îlot de paradis qui s’étire du pont du quatorze juillet au pont du quinze août, le franchissement prend son temps et chacun allait à son train dans le quartier, dans l’été, dans ce quartier où vous habitez, vous m’avez dit, de la ville toute tissée de la grande désertion des grands départs, ville lumière et comme hors de l’atteinte des chassés-croisés et où même travailler, aller au travail, même conduire, et même prendre l’auto nous fait un peu comme des vacances, je suivais ma rue et vous aviez la vôtre, la vôtre inondée de soleil, la vôtre toute au soleil car nous étions, on était juste à l’heure de ce jour, celui-là et nul autre, qu’il dépasse les immeubles, les immeubles de six étages, de huit étages, la densité peu élevée des immeubles dans ce quartier plutôt récent d’habitations aux rues plus larges, à l’endroit où elles semblent s’ouvrir, vous aviez le soleil. Je prêtais l’oreille à la vitre baissée, mon auto cependant allait, de bon matin, rien ne bougeait, j’étais comme on se penche sur une respiration, comme on la cherche, la tête penchant à gauche, au chevet de l’auto, l’auto sur sa lancée, dehors avant tout le monde, tout le monde sauf vous. Nous démarrions tout juste elle et moi, vous, ou moi, n’allions pas à plus de trente, l’air en frémissait à peine par la rue longue sans personne, sans vous, juste un feu clignotant, que j’approchai, que je passai dans l’enfilade de la rue, je m’enfilais la rue sans vous, sans me presser, dans l’inertie simple, l’allure naturelle de l’instant mon auto étant sur sa lancée je la laissais, je l’écoutais en l’air où rien ne bougeait ou ne bruissait, presque en roue libre pour ne pas faire de bruit, disons de bruit parasite, de bruit ajouté ou sur-bruit, pour entendre quoi, je l’écoutais. À la vitre baissée l’air venait, l’air léchait, susurrait, tais-toi un peu l’air, je le caressais, je cherche à entendre quelque chose, j’étais absorbé, je me concentrais le long de la rue droite dont nous n’avions, l’auto n’avait tout au plus couvert que trois centaines de mètres sur un bruit sur ma gauche, ou dessous, un bruit de roulement, en tout cas un bruit au niveau de mes roues, de percussion. L’air frémissait, je m’enfilais la rue oui, mais sans me presser, concentré que j’étais sur un point qui n’était pas de vue, point de détail fiché comme une aiguille dans le volume, la perspective de la longue rue sans un véhicule, pas un seul véhicule en mouvement parmi le stationnement qui était général, le tout stationnant, tout flottant dans la rue en sommeil, en suspens. J’écoutais un bruit, j’étais à l’écouter, et peut-être étais-je ce bruit, alors, le bruit que je guettais, si je m’y intégrais, me mettais à sa place, me nichais-je dans le bruit afin de le surprendre, de le percer à jour, est-ce que l’on dirait cela, que j’allais faire éclater ce bruit au grand jour, puis-je le dire ? Un bruit suspect, un bruit déplaisant ; fâcheux ; agaçant, quasi contrariant ; qui m’inquiétait : cela ne me plaisait pas, le bruit résonnait avec mes souvenirs de crevaisons, convoquait mes changements de roue passés, étrange comme je pourrais les énumérer, qui se répétait bien qu’à peine audible, il était là, la suspicion d’un bruit, là comme sous moi, sous mes fesses, très faiblement battant dans mes mains sur le volant qui, de source difficilement localisable, cependant insistait, persistant à se laisser si mal appréhender à cause de l’air autour qui me soufflait quoi. Qu’est-ce qu’il y a ? Ce n’était rien, rien sans doute, qu’un caillou ou qu’un clou ? Une paille ou quelque chose en l’air, en l’air rien ne bougeait, rien ne se voyait quand au feu clignotant, au carrefour de nos rues donc, mon auto continuait d’avancer. Mon avancée fluide comme l’air, comme un jour d’été commence, avec douceur avance au carrefour de nos deux rues où elles deviennent larges comme des avenues où il n’y avait que moi, mon auto, moi et mon auto, et vous avec un bruit de surface, bruit périphérique, enveloppant, un bruit quelque part autour de mes oreilles et qui n’était qu’un gravier, qu’un gros gravillon certainement fiché dans les rainures, les dessins du pneu et si c’était, vous connaissez l’histoire, une vis ? pour une fois ? Cherchant à préciser s’il se faisait à l’avant ou à l’arrière, à deviner comment, me demandant si je l’entendais, ou l’hallucinais, si je le rêvais noyé qu’il était vitre baissée dans le frottement de l’air contre le pavillon de l’oreille, ma gauche, et s’il n’allait pas disparaître, et ce que cela pouvait être, encore, qui le provoquait, m’assurant, cherchant à m’assurer que c’était bien lui ; à le localiser sinon l’identifier ; qu’il en était ainsi, comme si à force d’écoute, j’allais l’entendre disparaître, il finirait. Je l’userais, moi ou le frottement ; par concentration ; comme je ne l’aimais pas ! le bruit fuyant la saisie, fuyant et insistant, l’insistance de ce bruit presque inaudible, tout juste audible due à ma seule progression, il finirait noyé dans l’air, dans la perturbation ou le tumulte, le déplacement, la turbulence si douce de l’air aux abords de l’auto en mouvement à 30 km/h, pas plus il me semble, il me semblait. J’allais l’entendre, l’auto allait, à part le bruit, mis à part le souci qui m’est inhérent cela roulait pour moi comme pour vous, je présume, soyons clairs : loin de moi l’idée de vous deviner, vous imaginer, encore plus loin de me mettre à votre place, vous avez vu ? je ne vous cherchais pas, ne vous trouve ou invente pas de circonstance, en aucun cas je ne me mets à votre place, vous avez détruit mon rêve et je n’en reviens pas. Je n’avais, n’ai eu aucun vent de vous, avant, égocentré que je suis ! j’étais absorbé, tout au battement de mon pneu contre le revêtement, à un caillou, à une vis près, sa percussion, avec sa résonance dans la caisse, avec, infime, sa vibration dans l’habitacle insonorisé j’avais baissé la vitre côté conducteur, à gauche, m’ouvrant à l’air extérieur, le bruit se retrouvait pris dans le souffle, le glissement de l’air, de ce fait moins sourd mais demeurant à la limite du perceptible, j’étais à la limite du perceptible, c’est exactement où vous m’avez surpris. On était avant que le monde ne sorte de partout, avant que tout ne casse entre nous, on était vous et moi, je ne vous ai pas vue venir, je vous dis, je ne vous vois aucune circonstance pour ne pas m’avoir vu, n’avoir pas du tout freiné ou je n’ai rien entendu, sauf le soleil : le soleil qui pointait à ce moment au-dessus des immeubles exactement dans l’axe de votre rue croisant la mienne à angle droit, je me dis seulement que vous alliez comme moi : tête au vent, à la vitre ouverte, à autre chose, vos affaires, votre mobile, un écran que sais-je ? je ne sais pas, je me dis dans ma mauvaise foi que vous êtes comme moi, que je ne fus pas plus distrait que vous, je suis gonflé vous ne trouvez pas ? je ne sais pas me mettre à votre place, je ne sais, je ne fais que la prendre toute. J’étais il faut dire préoccupé, absent, un peu, ailleurs, concentré je l’ai dit, il faut dire distrait, j’étais tout près, mon attention portée à ma gauche, juste à l’extérieur, j’étais dehors, à la portière, en l’air, à gauche, j’étais quasiment là, j’étais à côté, j’étais, juste, de l’autre côté, c’est la portière opposée, à droite, qui a explosé. Qu’est-ce qu’il y a ? Il n’y avait rien, rien ou presque, ou tout, tout ce qui fait une journée d’été, belle, et chaude. Il y avait tout, il n’y avait que ce qui arrive. J’avais la priorité à droite contre moi, votre Nissan Juke contre ma Clio Estate. Nous étions, moi, vous, en plein milieu du passage, le passage de l’été, nous nous sommes rencontrés au carrefour, dans l’axe du soleil nous nous sommes, non, pour être exacts, vous m’avez percuté, je sortis de l’auto comme on sort d’un rêve, ma portière avant droite fumait, j’étais au vert, vous m’avez dit, vous étiez en chausson sur la chaussée, l’avant de votre auto défoncé, nous avons fait le tour des feux, ils clignotaient orange pour nous deux, des employées de cantine sortirent, nous donnèrent à chacun une bouteille d’eau, j’habite juste au-dessus, vous avez montré l’immeuble, ses balcons, vous étiez en bas de chez vous, vous auriez pu voir l’accident de vos fenêtres, ce qu’il y a est ce qui arrive, je vais vous dire ce qu’il y a. Je comprends depuis vous combien j’ai confondu toute ma vie conduire et rêver (…)

4 commentaires à propos de “#été2021 #L08 | Je vous raconte ?”

  1. Les effets d’écho en mains reliées, mots réitérés en palissades de chair, affolent le regard – qui entend, touche plus qu’il ne voit – course étourdissante – (et l’humour de la fin, inattendue…)

  2. La curieuse sensation d’un matin ensoleillé d’hiver, le corps engourdi, et la fraîcheur dans l’air et le monde comme un flux qui picote ce corps engourdi. Même si c’est pourtant l’été je crois. Dans ce flux, le bruit bizarre agaçant perçu par le narrateur ne parvient pas à être bizarre et agaçant, tout étant noyé de lumière. Un peu la distance de l’étranger même si ce n’est pas le même monde. Tout fond, se dilue, s’étale et brille. Voilà, une grande flaque de lumière. Bien sûr l’efficacité de ces interstices ou de ces rebonds « disons », « il faut dire », qui font ronronner la phrase. C’est liquide donc, mais ça ronronne un peu aussi.