Le noir n’a pas de phrase. N’a pas de liaison. N’a pas de sujet. Pas les mots. Les mots peuvent en cacher un autre, un mot pour un autre. Le noir n’a personne pour le dire. Propose, ne se prononce pas. Ne s’entretient pas, n’entretient pas de liaison. Ne veut rien dire. Le noir ne dit rien. Noir est l’essaim de tous les mots. Le noir le mot noir. Dans le noir les papillons. Dans le noir les cafards. Les tégénaires. Dans le noir ainsi, les mots. Font, ont leur vie. Aujourd’hui la grenouille. La grenouille est rose. Elle n’est pas écrasée, elle est étendue, elle est longue, la détente, la route est encore mouillée et elle est rose. Elle est posée. Rose pâle et tiède, et chaude, rose de crevette, les pattes comme des doigts effilés, palmes pour ongles, un écorché de main de pianiste, pianoteuse à deux doigts, palmés, la main comme un gant retourné, gant de vaisselle rose de saumon pâli, lisses pattes arrières sur le ventre rose cuisses grosses comme le doigt, crue. Inanimée est étendue. Se réchauffe, morte est de couleur vive, à la route tiède, la route fume, la pierrade à goudron, la pluie, l’été, la cuisson basse température, bienfaits, la grenouille au grand jour. Elle n’aura pas fini de traverser.
Il est gris. Il a pris des traînées grises. Avec le temps. Il est le pan de mur derrière la porte du garage. Quand elle est ouverte. Il est le coin de mur. Je lève la tête. Nous nous faisons face. Il est le temps. J’ai le temps. (Je suis presque en avance. Je suis en avance sur la maisonnée. Pour une fois je ne cours pas derrière : est-ce que tout est fermé ? est-ce que tout est bien éteint, avez-vous tout ? je suis sorti et je suis dans la rue.) Je suis avec le temps. (L’autre jour j’ai lessivé l’intérieur de ce battant-là de la porte du garage, le seul que l’on ouvre, nous ouvrons, l’auto n’entre pas dans le garage, le garage déborde, jamais dans la maison, elle dort dehors, j’ai effacé les traces du mucus des limaces, mais ce sont des escargots, je ne les ai jamais vus, brillantes, sinueuses dans le noir de suie ou de poussière, ou s’il est le noir d’échappement, il est l’échappement des véhicules, nombreux véhicules, quotidiens, qui s’arrêtent au stop, il est l’échappement de l’auto du voisin, par exemple, un Captur, démarrant chaque matin, qu’il stationne quasiment devant, c’est-à-dire : devant sa porte d’entrée, comme nous, moi : sous le lampadaire devant notre sortie de garage, le lampadaire de la rue qui fait une lampe de chevet à notre chambre, à notre sommeil, extinction des feux à minuit, pas avant, je me suis escrimé plusieurs minutes contre la porte, le battant, le tenant à bout de bras gauche au niveau du loquet tandis que la main de mon bras droit frottait, maintenant la pression et afin qu’elle ne recule pas sous elle, de l’inconvénient d’être droitier, les bras ainsi croisés devant moi dans cet acharnement à faire disparaître, à ne laisser aucune trace de, de mon, passage, ainsi assujetti au battant gauche, si on la considère de l’intérieur, de la porte, sans avoir un regard pour le mur, le haut pan du mur derrière, sans un regard non plus, d’ailleurs, ni même une pensée, pour l’extérieur de ladite porte, je porte des œillères, tel est l’uniforme du quotidien.) Il s’est grisé. (Le temps non. Le temps est clair. Le temps s’est éclairci avec le jour qui penche vers sa fin, comme il est fréquent.) J’ai le temps et avec lui, la vision du pignon sud de la maison. On est hier (avant-hier du coup). Le temps l’a grisé, il est sale, se couvre de traînées grises, de coulures qui s’étalent, que le mur boit, ou absorbe, le crépi grisé, il a noirci, des salissures noires, à noirâtres quand j’ouvre la porte, il se cache derrière la porte, l’ouverture de la porte du garage le cache, me le cache, à moi, le gris, le sale est incrusté, il est dans le crépi (que je ne fais pas nettoyer parce que je ne suis pas le propriétaire, parce que je n’aurai jamais de maison*, parce que je suis à la porte, là, à la porte du garage, à la place des poubelles, quand je les sors, et que je lève la tête, je ne lève jamais la tête, j’ai les yeux sur l’herbe, les mêmes herbes qui poussent, repoussent dans les fissures, dans les bas des murs quand je sors, pour les arracher). Je m’attarde sur le pignon sud côté garage dans la rue, seul, la rue vide, le temps, la salissure sur un mur, celui que les automobilistes, les conducteurs, conductrices et conducteurs, celui que les usagers de la route quittant la vallée, qui s’arrêtent au stop pour quitter la vallée voient, peuvent voir au passage, au stop, celui que je pourrais voir, à la surface duquel je pourrais me perdre si je me penchais (dans la position la plus inconfortable : comme dans un échafaud) par le velux de notre chambre qui se trouve au-dessus du garage contre ce pignon que les phares des autos éclairent quand le ballet, le balayage des phares dans la nuit et dès avant l’aube fait tourner le lotissement sur lui-même, glisser les ombres pointues des maisons sur les toits, les façades des maisons voisines comme des draps glissent, comme des couettes tombent dans le sommeil ou l’insomnie (ce qui sans doute me réveille à cette heure avancée de la nuit avec le mal de mer, de terre), parce que j’attends près de l’auto, parce que je suis prêt, parce que je suis le seul qui le soit, parce que j’aime : j’aime la sensation, non, l’état, comme un plateau, d’être prêt, de m’être préparé, de n’avoir, n’avoir eu, que ça à faire (pour une fois) : me préparer, j’aime attendre et voir venir et (être soudain vidé par l’attente, sentir l’air passer et) être planté là (sentir l’aventure. L’aventure qu’il y a à être planté) au milieu de la rue et regarder ce que la rue voit, la rue seule, ce que la route qui dessert la rue voit, ce qui se voit de ma vie, de mon habitat, de mon milieu de la route, de mes conditions d’apparition (et par un infime déplacement, à un pas près, c’est à deux pas, pas de côté me retrouver) debout sur la bande blanche de signalisation du stop, de l’obligation faite à tout véhicule de s’arrêter, marquer l’arrêt afin d’effectuer les contrôles visuels qui permettent de s’assurer de la possibilité de poursuivre, avancer, imaginer sur chaque bande blanche quelqu’un debout, à la surface du territoire, sur chaque segment blanc des matérialisations au sol de l’obligation faite à tout conducteur de céder le passage quelqu’un, imaginer des grilles de gens, que des gens poussent sur les bandes blanches, des barrages filtrants.
Dans le noir. Il y a un escalier. Est-ce qu’il descend ou qu’il monte ? Chaque marche est une répercussion, dans répercussion, il y a percussion, répercute, de percussion en percussion se noie, de marche en marche, il y a noyade. Des mots dans le noir. Il descend, dans le noir, les doigts vont à l’interrupteur, les doigts ont des yeux dans le noir, le noir a des tentacules à bouts de bras, le noir est la maison des bras, les bras tendus dans le noir, les mots, les sens des mots se perdent, dans le noir, les bras ont tous les sens, les doigts, une étincelle, est-elle verte ? verte luisante ? un orage ou quoi dans l’interrupteur interrompt la VMC, à l’interruption, sans un clic dans les doigts, coupe le souffle de la maison, dans le noir il y a une poignée, le mot poignée, bâille, fait bâiller la porte, béer, pousse le volet dans la nuit, entrebâillement il y a une béance, qui est-il ? Les mots se fondent dans le noir, les uns, des sucres, dans les autres. Les couleurs noyées. Il y a un escalier**. Haut, bas, c’est en bas de l’escalier il y a les mots, dans le noir, les bons, les non, dans le noir le mot nuit. La nuit est grise. Est dehors. La nuit est en grisaille. D’une grisaille soutenue, dense, profonde. Noire, est gorgée. La nuit est immobile et sans un souffle. Sans un souffle d’usine. Sans un souffle de deux-voies. Deux fois. La nuit s’avance sans un oiseau, à la porte, et la porte passée, dans un frisson d’arbre, dans les arbres, dans la masse des arbres*** qui se détache sur le massif noir, l’épaisseur, sur le fond, l’intensité, sur le ciel étoilé, qui s’étoile, se découvre, s’ouvre, qui maintenant, peu à peu, d’étoile à étoile, étoile par, après étoile, s’étoile, les arbres s’étendent, il y a une détente, un espace, les arbres des jardins, les jardins voisins, sont une île. Ils sont une seule île, l’île décolle, se déploie sur le fond noir, le fond d’œil, le fond d’île, il y a des mots dans le noir qui appellent, c’est à un mot que j’ai ouvert, qui est-il ? À un mot près j’ouvre la porte, il y a un mot d’île en île. D’arbre en arbre. En étoile. Qui a dit ? Les mots sont mes oiseaux de nuit.
***Que sont des arbres sans un bruit, sans s’ébattre, qui s’écartent, dans l’avancée d’escalator sans à-coup, sans degré comme poisson nage, un poisson se glisse ? Je suis le seul vent. Je me contiens. Qui suis-je ? — Où me suis-je dit que le vent était ce solitaire ? Que je me rappelle…
Aujourd’hui (l’autre jour) le réveil au milieu de l’herbe, au milieu du pré, au milieu du village au milieu de la forêt, au milieu du jour. Les meilleurs sommeils sont ceux qui ne vous séparent pas du mouvement de l’avancée du ciel, de ses métamorphoses, sont de ces sommets, où les souffles du vent vous confondent avec l’herbe, avec l’air. Les plus beaux sommeils sont lumineux.
L’échangeur monte dans les frondaisons des robiniers. Dans la splendeur des arbres. Des verts. (De l’été. Est-ce lui ?) Virant toujours. Dans la lumière. Le jour qui se lève. Qui décline. C’est égal. Qu’il dévale toujours. Montant toujours. Ce qui compte c’est les retrouvailles. Que nous tournions. Comme l’été n’en finit pas d’atteindre son point culminant. Son pic ou plateau de verdure et floraisons, aujourd’hui (avant-avant avant-hier) les arbres aux papillons, leurs immenses hampes — d’où est-ce que je sors le mot ? D’où est-ce que je les sors tous ? Qui me les a appris ? Combien sont-ils ? Si l’été est un massif, je veux dire, si la saison, cette saison-là comme nulle autre, est une montagne, les échangeurs routiers en représentent les cols. Il me donne le vertige. Mes mains sont moites dans les descentes.
**Les mots fondent comme des sucres dans la nuit. Les marches. Se descendent. Se montent. Tout un escalier se fond et dissout dans la nuit. Qui est une construction, qui est-il ? il fait nuit, se résorbe et se lisse, dans le noir, est sans aspérité. Le noir n’a que des contours à caresser, on y entre sans fin, sans rien qui touche, il n’a pas de fond, que du fondu au noir, il est le noir de l’encre. Le noir de la nuit : noir de l’encre aussi. D’encre noir sur le blanc de l’aube. Sur le point du jour, la nuit, est sucre fondu entre les jours.
— Le dessous de ton pied colle, tu dis. Tu as trouvé aujourd’hui du sucre dans l’escalier. Et tu as demandé qui c’était. Le dessous sucré de ton pied.
L’échangeur descend dans un canyon de ronces, de clématites, de sureaux — je les invente, je les reconstitue. Je les monte de toutes pièces. J’écris. Chaque phrase est un degré de cet escalier qui glisse et se dérobe. De voir de l’escalator ainsi partout, je déduis mon degré d’imprégnation automobile. La métamorphose est presque achevée. Bonne pour les échangeurs, les nœuds routiers. Ils sont nombreux. Ils ont l’ombre pour eux. Ils vous désorientent, s’il n’y avait pas le soleil. Mais à force le soleil tourne aussi. Quelle matière se laisse pénétrer ainsi dans l’échangeur ? Qui est là ? Quelles retrouvailles ? Avec l’été et la vitre baissée, je suis comme à fleur d’auto. Je ne sais plus si je conduis ou si je me laisse emporter. J’affleure, c’est moi. Le cimetière du Blanc-Mesnil est au milieu de Garonor, en plein milieu de mon après-midi.
*L’accès à la propriété, je passerai ma vie à côté. (En cela ne serai jamais gilet jaune ?) Écrire, je n’aurai qu’une priorité. La priorité infinie, je ne quitterai plus le rond-point. — D’accès, je n’ai que les rampes et les bretelles.
Je lis quelque chose à propos d’existences épigrammatiques (Rancière, Les bords de la fiction à propos d’Hugo, Les misérables). Elles sont des formes de vie qui tiennent en des formes de fiction, en une figure de style, qui se tiennent sur un fil entre ce qui se raconte et ce qui ne se raconte pas, en est digne et n’en est pas. Ce fil court à travers le volume des livres. Des instantanés.
Dans l’auto pour nous faire vacciner : « On t’attendait. Un camion est arrivé avec des toilettes de chantier. Derrière ta voiture était stationnée. J’arrive par derrière, je vais pour monter, je m’aperçois que ce n’est pas toi, il y a une dame dedans, avec des lunettes, à ta place, je me dis : il a quoi mon père ? je regarde ta plaque… »
Compliqué de laisser un commentaire, il faudrait prendre des notes à chaque paragraphe et on n’échappe pas à toutes les projections que génère un texte, des idées et remarques pêle-mêle :
-le premier paragraphe, splendide la description de cette grenouille, de ses couleurs, et cette idée des doigts du pianiste
-le rythme, très présent, donne qqch de très incarné au texte, il est très martelé, avec les virgules, les parenthèses, très évident, une forme de rivière caillouteuse, on croit que c’est fluide, que ça coule, mais il y a de petits heurts, des à coups, sans cesse
-toujours comme les autres textes la juxtaposition de mots concrets, techniques et des sauts vers d’autres mondes : la VMC et la maison pleine de bras
-un mélange de joie et de mélancolie, une forme d’amertume (pas dans le sens d’aigreur, mais de ce goût très particulier, l’amer, souvent perçu à tort comme négatif dans le langage courant) où le présent même est déjà nostalgique, précaire, fragile
-un sujet, une voix et en même temps comme un réflexe de dilatation organique, le sujet parle, le corps aussi, une écriture qui se voudrait vibration à terme davantage que langage peut-être,
-toujours cette présence des objets urbains, routiers. Étonnant on ne trouve pas cette expression que j’ai toujours trouvée si délicate, de « délaissé routier », un prochain texte peut-être
Merci Marion pour vibration plus que langage, pour délaissé routier (je vais fouiller), pour tout le reste, à+!
Je te laisse un message ici mais j’aurais tout aussi bien pu commenter tes autres textes. Il y a quelque chose de saisissant dans cette suite. Je suis vraiment impressionné par l’attention aux détails et cet extrêmement lent déploiement des choses que tu tentes. Tout est si précis, si détaillé, qu’on finit par se perdre complètement. Et c’est une bonne chose. Comme une musique familière si ralentie qu’on y perd la mélodie connue par cœur. C’est un peu confus, pardon !, mais voilà mes impressions après lecture enchaînée de tes textes.
Merci Xavier d’avoir fait ce détour ! C’est réconfortant d’avoir quelque retour sur ces pdf. J’ai actuellement (pdf + #L7) le même sentiment que dans 4000 mots (tu étais là aussi je crois) lorsque il s’est agi de la construire, cette nouvelle : comme d’être renvoyé à sa solitude, bye les compagnons de route, c’est ici que nos chemins se séparent, il est (à nouveau) temps de se perdre…
Quant au ralentissement, c’est un phénomène qui s’empare de moi à chaque fois que je m’attelle à (d)écrire une impression/intuition, la plus fugitive ou ténue soit-elle, comme si, commençant à mettre des mots dessus, le langage, le temps dans leur ensemble, un monde me tombaient dessus. Que cela puisse transparaître à la lecture, je ne le savais pas, merci de m’en faire prendre conscience.
À+!