Je vous écris de mémoire. Je n’en ai pas. Je la perds. J’y passe mon temps. Mes souvenirs sont infidèles. Je raconte n’importe quoi. Je mélange tout. Je confonds. Les livres. Je les lis moins que je ne les rêve. Je crois que je les ai moins lus que rêvés. Je ne sais plus si je les ai lus. La vie. Je ne sais pas si je ne l’ai pas rêvée. La lecture invente. Je mens. Ne suis sûr de rien. Ou de ça : des livres, je ne me souviens que du désir. Mettre des mots sur le désir ? Attraper l’oiseau avec le sel. Je me jette — je veux dire lance. Pour dire ça ? Les livres sont ce qui transmet la passion d’écrire : le désir. Un, parmi eux, a dû l’inoculer.
Et puis il y a le livre enf(o)ui, celui qui n’a pas émergé de ma bibliothèque, celui qui peut-être, pour quelle sombre raison, par quel concours des circonstances, n’y est jamais entré. Le livre dont j’ai oublié l’existence, le titre. Le germe de tous les autres.
Ma bibliothèque ? Il doit y avoir un mot plus juste. Ma bibliothèque est rangée en bacs de manutention empilés sur palettes et plateaux roulants. Mis à l’abri de la poussière sous des couvertures de déménagement. Dans mon garage. À l’ombre donc. Je ne sors pas un livre de ma bibliothèque comme ça (claquement de doigt).
Ainsi me préservé-je de la tentation d’ouvrir un livre — parce que je ne peux pas m’empêcher d’ouvrir un livre. J’aime tout simplement ce que j’appellerais la position du livre, je veux dire : le livre ouvert. Ce peut être un livre écrit, ou un livre à écrire, un livre rêvé, ou à rêver. Ça marche également avec un journal ouvert. Avec un cahier, un carnet ouvert, ça arrive, avec un mobile allumé. Ça marche avec une fée assise au bord d’un ruisseau ou d’un lavoir à un croisement de chemins en forêt — ce genre de rencontres. Ceci étant dit :
D’Agamben (La communauté qui vient) : un viatique, un livre pour passeport, pour identité, avec lui rejoindre le quelconque, sa singularité, son auréole, sentir comme j’appartiens aux mots, aux mots des titres, prières d’un mot, me sentir créature de, du langage, lutin.
De Pasolini (Théorème) : écrire un scénario, un programme ; une parabole, le livre comme trajectoire, trajectoire nue.
Livre de l’Ami et de l’Aimé (Lulle). Le nuage d’inconnaissance.
De Duras (Dix heures et demie du soir en été) : un couple se forme dans le drame d’un autre : dans la nuit, dans l’orage d’un autre ; un couple se fait dans la défaite d’un autre, qui n’ont rien à voir, ne se croisent pas, rien de commun, n’ont en commun que le livre, que ce qui nous tient au livre ; à la narration : un couple naît de se raconter la mort d’un couple, dans un nuage de circonstances, de fait divers, de toits et de couloirs ; la confiance aveugle dans l’écriture. Écrire a toujours raison.
De Handke (L’absence) : les parcours un temps parallèles, qui convergent, qui divergent, que les rencontres se produisent sans que personne y soit pour rien, rien qui est tout, atmosphère, rencontres qui sont dans l’air, que l’air lui-même soit une fête, que le livre soit aussi un film, espèce de bus d’air, de lumière, un inventaire infini de gestes, chevaliers de cette quotidienneté de gestes, l’ouverture aux détails les plus prosaïques, impressions les plus infimes et dans leur plus grande diversité. C’est l’ouverture qui fait l’aventure.
De Bouvet (In situ) : mots dits, propositions faites gorge nouée, états de fait, définitions, énoncés, la neutralité est une gorge nouée, dans la lecture debout, les mots sont moins proférés que ravalés, égrènement minutieux comme d’un chapelet, d’un robinet goutte à goutte, la pluie fine et drue des mots à travers les pages ; un livre qui se lit à la vitesse d’un flip book.
De Fiat (Lady Diana Spencer) : à la fin : l’accident, le tunnel, gros caractères, la plaque minéralogique, plus on approche de la fin plus elle grossit, dépêches, dépêches, la répétition, l’impact visuel de la taille de police, l’impact sonore des faits samplés, repris en boucles, la séquence de l’accident dans le tunnel bouclée sur elle-même. Les mots du fait divers se dansent.
Témoignage (Reznikoff). L’effet fantôme (Liron).
De Tarkos (Anachronisme) : je vois chaque paragraphe comme un nuage ; comme le singulier article d’une singulière encyclopédie ; le livre est toute une météorologie, météo sans prévision, nuages de mots ; Anachronisme est à mon chevet depuis sa sortie. Je vous dit tout : je rêve d’un roman qui aura la forme d’Anachronisme.
Mon binôme (Pennequin).
De Jauffret (Autobiographie) : j’aime les livres qui vont vite ; j’aime les livres courts qui vont vite, ne laissent pas le temps de se retourner ; L’or va vite ; Roland furieux va vite ; les contes, Bouvet, Fiat vont vite ; Autobiographie va vite, trop vite, trop fort, cruellement fort, c’est cruel comme il va vite, comme il délire froid ; la cruauté du récit. Un livre est un prédateur aussi.
Le brigand (Walser). Roland furieux (L’Arioste). L’or (Cendrars). Contes de l’enfance et du foyer (Grimm).
D’Ellis (Lunar Park) : à la fin le Terby je me demande s’il n’est pas dans le livre, dans les dernières pages du livre, ou le livre lui-même.
L’homme descend de la voiture (Patrolin). Lost Highway (Lynch). J’ai pas sommeil (Denis). Elephant (Van Sant).
De Brautigan (Sucre de pastèque) : comme j’aime dire que c’est mon livre préféré, que si je n’en écris qu’un ce sera lui, un livre où tout est en sucre, livre pour enfant.
Paludes (Gide). La fabrique du bois de pins (Ponge). Friches (Bashō).
De Quignard (Dernier royaume) : toute une fin de vie dans les livres, dans les récits, dans les mots, les phrases, la venue des phrases, dans la pensée, en constellation ; hors du temps soit perdue dans le temps. Une catastérisation.
Je développerai encore. Par omissions je mens. J’essaierai encore.
Une chose, sinon, dont je suis sûr : de tomber à ce petit jeu à côté à chaque fois.
Ah ! mais vous brouillez les pistes avec vos souvenirs gris clair… Lesquels sont des mensonges ? 😉 Je découvre des auteurs et des livres. Merci.
Les gris sont à développer — bonbons. Je mens de ne pas savoir tout dire… Merci d’être venue jusqu’ici ! Peut-être, si vous repassez, le noir aura gagné du terrain.
oui la fugue à 2 voix questionne et démultiplie !
Belle idée d’écrire sur les livres que l’on a oubliés 🙂 !
« J’aime tout simplement ce que j’appellerais la position du livre, je veux dire : le livre ouvert. » , je trouve belle, cette évocation d’avant la lecture, et puis les livres à l’ombre
merci ana, le livre ouvert avant, oui, et aussi le livre ouvert pendant, le garder ouvert pendant, qu’il ne se ferme pas sur lui-même
« sentir comme j’appartiens aux mots, aux mots des titres, prières d’un mot, me sentir créature de, du langage, lutin »
Merci particulièrement pour cette phrase là, et tout le désir. Merci
Merci d’être passée, Marie
Je partage l’opinion de Ana sur l’image de livre ouvert. Promesse de découverte et de dévoilement. Comme la vie.