en essayant le plus possible de ne pas se cogner
G. Perec
………………………… De mur, à main droite à l’entrée, le pan sur toute sa hauteur occupé par un volume de rangement qu’escamotent de larges portes coulissantes formant façade, deux, blanches ou dans des gris très pâles, dont le grain et les lignes rappellent, hormis la froideur, dans le noir, la veinure d’un bois lasuré — cet unique, conséquent placard ne concédant, par souci d’optimisation de l’espace, sur la longueur du dit mur que le strict débattement de la porte………………………… Dans le coin opposé, rangé contre le mur du fond, le lit une place, bateau, de la petite chambre de la Croix des Forges, celle au nord, qui n’a rue Saint-Marc, entretemps pas trouvé sa place, et dont le couvre-lit d’origine, de voile écru à fins motifs framboise ou fraises cuites peut-être floraux, dans le noir, ou perdus dans le temps, matelassé sur le dessus quadrillé de surpiqures, à double volant retombe sur les bords : par-dessus le montant droit du moins, d’un point de vue ci-dessus allongé sur le dos, le côté gauche du lourd cadre de bois palissandre, accolé qu’il est, sinon contre la cloison, du moins contre la plinthe à angle arrondi, ne permettant que le repli des voilages sur le lit. L’usage des traversins, et sans doute le traversin lui-même, s’étant perdu, la tête de cette housse se prête tendue tant mal que bien à un de ces oreillers préformés, à vague, dont les ventes se sont jusqu’en cette province autrefois multipliées………………………… Sur la table de nuit coordonnée aujourd’hui calée entre le radiateur mural électrique, sous la fenêtre habillée de voiles en pointes à pompons, et le lit, la lampe de chevet en miniature de galion, à la coque en bois plein en forme de sabot (du 35, pas plus), aux voiles de papier faussement parcheminé piquées dans de fines tiges de laiton faisant office de trois mâts qui portaient au sommet, collés, des coupons de feutrine rouge en guise de flammes, n’est plus ; ou bien a cédé la place à une autre, à abat-jour gris souris ou brun, peut-être ronde et assurément discrète, dont toutes caractéristiques s’oublient sitôt la lumière éteinte ou la chambre, d’une manière ou d’une autre, quittée………………………… Le canapé-lit dont la housse aux imposantes fleurs dans le style anglais n’est plus, non plus, aisément visible depuis que sur la gauche en entrant il occupe, déplié de façon permanente, ou prolongée, la majeure partie de l’espace compris entre porte et fenêtre ; nécessitant pour atteindre celle-là et toute convention de déplacement respectée, dans le noir, de le contourner ; recouvert qu’il est d’une couette vert sapin à motifs cachemire bleu outremer ou violette et fuchsia bordée de toutes parts ; l’enveloppe de la banquette pour l’instant repliée, tassée sous le sommier à lattes, dans le caisson tendu du même tissu qui en constitue le piètement ; ce clic-clac donc provient d’une autre maison ; d’un autre mariage ; d’une autre, d’autres vies ; destins croisés. Les tables de nuit de part et d’autre de la tête — si l’on s’accorde à désigner ainsi l’extrémité touchant la cloison (un clic-clac, en soi, fait un lit sans tête)… les tables de nuit qui l’encadrent, entre la porte et ce lit d’occasion et entre lui et le coin de la fenêtre, jumelles, tablettes d’un bois clair sans tiroirs, sont également pièces rapportées ; ne seront jamais dans la famille ; ne font pas, ne feront jamais partie du paysage, ni même du décor, même surmontées, non branchées, des autres jumelles que sont deux lampes à abat-jours taupe, dans le noir, chacun fiché sur deux galets de faïence, un blanc sur un noir, celui-là de circonférence moindre.………………………… Le plafond est-il peint — dans le noir ? Le plafonnier au centre de la pièce, au-dessus de la configuration deux couchages du canapé et d’un point de vue allongé là aussi : sur le dos, la tête aux pieds par exemple, est une applique en verre dépoli. D’où vient-elle ? Depuis des mois l’ampoule en est grillée : au cliquetis de l’interrupteur à main gauche de la porte rien ne répond que sa résonance dans l’épaisseur — la minceur — de la cloison………………………… Dans une première disposition, lit bateau et canapé convertible furent ; ont été ; étaient inversés : le canapé dans sa configuration canapé le dossier collé au fond, ses fleurs s’étalant ; le lit d’enfant à gauche en entrant rangé le long de la cloison — soit de l’autre côté de la fenêtre — la cloison résonant… ou bien est-ce entre elle et son opposée — les faces parallèles d’un cube étant opposées — que l’espace de la chambre sinon se voit, traversé s’entend des paroles incompréhensibles, réduites qu’elles sont à travers murs à leurs intonations… mais encore des jingles et génériques qui, les ponctuant, rendent, torturant, le fil du temps impossible à perdre, des émissions de la TNT et antennes locales de la bande FM — chambre d’échos donc… — ; laissant libre, alors, sonore au point que les trois dimensions de son volume pouvaient s’équivaloir ou confondre au volume de ces intrusions ; infiltrations ; déperditions — au point en outre qu’éventuel ; occasionnel ; rare l’occupant s’y trouve réduit à rien — tout ouïe — que cette tension dans l’attention portée à ce qui passe de vie, de monde — et sous quelle forme ? de signaux, comme de détresse — dans un pavillon de construction récente habité par une dame vivant seule —, libre et nue pour tout dire une assez large proportion, au sol, du stratifié flottant — lors que présentement, le canapé converti — ou est-ce qu’étagère sur étagère le placard a atteint le comble, dans le noir, du linge accumulé des maisons précédentes, ainsi que d’un équipement électroménager régulièrement remplacé recelé dans ses emballages d’origine parmi modes d’emploi, certificats de garantie, conseils d’utilisation et câbles resserrés dans leurs logements de polystyrène entre les suggestions de présentation, couleurs non-contractuelles dans le noir, éteintes derrière la haute double porte qui d’un coulissement lisse passe tout ce rangement des années sous silence —, son déploiement jouant le rôle d’étouffement, la résonance d’origine — ou sensation de vide —, que cela soit de pas chaussés claquant sur le parquet, ou du parquet lui-même, flottant, qui sous eux craque, semble n’être plus là qu’une survivance. Un fantôme………………………… Règne en réduction de la seconde main, du dépareillé fonctionnel… La chambre d’amis — chambre des enfants — des vacances — des visites — rares — se raréfiant… La chambre disponible… chambre libre… chambre vide… froide… Règne vide du fonctionnel, disparate pour autant, hétérogène… Cette fonctionnalité à vide du mobilier déposé, disposé là… Pièces dans la pièce, détachées, rapportées… dans laquelle mise à disposition et mise en sommeil se frottent, chevauchent… Sommeil des meubles ? Immobilité trompeuse… n’étant la destination d’aucun de se trouver là — le grand placard sur mesure seul étant à sa place… aux confins ou dans la contiguïté desquels faillirent, allaient être oubliés ces autres rescapés des déménagements que sont ; ces exceptions, seules entorses à la fonctionnalité que constituent : 1) un chat — car c’en est un avant que d’être un portemanteau sur pied en peluche soit beige-orangée (bisque ?), soit brune en un virage du clair (biscuit) au sombre (ours aux extrémités : les bords des oreilles), gigantocéphale les oreilles en effet dressées, invitations aux petits poings à monter se fourrer ou bien tête à frapper, le museau rebondi sous 2×3 poils (vibrisses) de moustache drus, nylon, les yeux dans le noir bleu glacier ou ciel, ouverts sans ciller — qui fait un peu peur ; état neuf : le poil brillant et fourni ; ses bras raccourcis, patères à moufles brunes en croix — ce qui fait quatre (aucun vêtement adulte n’y pouvant tenir) ; le corps, un tube gainé de peluche jusqu’au S de son pied (une queue ?) calant : 2) un rocking-chair à assise et dossier cannés ; au siège occupé par une pile de linge repassé et plié (en attente de rangement) ; au dossier lesté de draps (en attente de repassage) ; à présence (?) également symbolique, privé qu’il est, entre le placard et le lit, entre le lit et le mur, de la course suffisante à son balancement, à son élan tendre : vestige intact, immobilisé pour toujours (et encore…) dans son rêve des grands, des moelleux espaces de l’enfance………………………… Rien aux murs, sur les lés d’un papier-peint gaufré, plastifié, crème à semis irrégulier comme soufflé de mouchetures (lavable, non salissant), excepté le convecteur sous la fenêtre et devant la porte la glace — la porte en effet s’ouvre : s’est ouverte : s’ouvrira sur une glace murale pleine longueur nue fixée contre la cloison latérale du spacieux placard, qui fait face — le manque de recul, porte rabattue, rendant malaisé toutefois, dans le noir, et son entier, de s’y considérer………………………… Les volets pleins, deux battants PVC blanc, fermés………………………… Posé à même le parquet flottant dans l’encoignure et le débattement, sous la glace — par terre —, un étui à jumelles de simili-cuir grainé, fauve, attend de caler la porte quand elle doit tenir ouverte. Sous la porte passe, faisant briller la barre de seuil, un rai de lumière qui se perd avec un mouton de poussière sur le parquet blond…………………………
avec une forme corporelle floue
A. Ernaux