Carmier
Peaux de lapins, sont les mots que depuis son vélo il lançait dans l’air des cours de fermes. C’est par ces pauvres appels que mon père, enfant, le connaît, c’est le nom sous lequel il circule, comme une infamie passé des oreilles à la bouche des enfants des alentours, enfants d’alors, Piau-de-lapin au singulier, cela s’entend. Cela le poursuit jusqu’à cet âge avancé. Nous sommes côte à côte, assis au-dessus du préau de cette cour d’école que, le jour, je ne fréquente pas, dans la salle vaguement empuantie de tabac froid et du vert-de-gris de cette plomberie en cuivre des instruments qui attendent, pendus ou dans leurs caisses, à vent, d’être réchauffés par le souffle des hommes. Le parquet est, devant les chaises, maculé de la condensation qui s’en est écoulée, qui semaine après semaine y sèche. Salle qu’on dit de répétition. Des hommes venus d’ici et de là après dîner par les routes tortueuses, cabossées de ce coin de Pays-Fort, comme mon père. Et moi — tant qu’il s’agit de musique, je suis dans ses bagages. La Lyre perdure ainsi : cahin-caha. Cela pour certains se finira au comptoir chez Titine, où ça a commencé… En attendant de gagner assez de puissance, d’assurance pour tenir ma place parmi les trompettes, me voilà le long du mur entre les deux fenêtres noires, avec Carmier : j’ai été mis au tambour. Carmier ne lit pas la musique. Il joue comme il a toujours joué, comme il apprit à l’armée. Moi je suis les cours de solfège, donc la partition. Les cartons sur le bois du pupitre sont disposés à ma seule intention. Nous ne jouons pas la même chose. Carmier dans ma tête, se prononce avec un n comme dans carne, dans décharné. Cela résonne avec la figure, longue, étrécie non moins que le regard et, pour tout dire, parcheminée de l’homme. La peau d’une vie passée aux vents du dehors. Carmier et moi tenons les deux extrémités de la pyramide des âges. Nous ne jouons pas pareil. Carmier crache dans ses doigts pour en mouiller les cordes le long desquelles les tirants de cuir poussés vers le bas tendront les peaux de nos deux tambours. Notre pupitre ne lui sert qu’à poser, le temps de ce faire, sur le bord, la Gitane maïs en cours. Dans la rue froide, unique qui, de Sainte-Cécile en 11 novembre, nous conduit de la cour de l’école à l’église, de l’église au monument aux morts, au cimetière, à la salle des fêtes en une formation étique, clairsemée sur deux files, la grosse caisse et le chef au milieu, sinistres comme les revenants d’un temps dépassé, Carmier et moi, espèces d’épouvantails, marchons au premier rang. Chacun de son côté insiste dans son jeu et c’est comme si entre nos deux interprétations, une réverbération s’introduisait, qui me gêne d’abord, et puis m’amuse : parce qu’elle semble ne troubler que moi, ne froisser rien d’autre que le volume du ciel au-dessus de nos têtes — en sorte que, approximation ou intuition de l’ivresse, ses déphasages me confortent dans un quant-à-moi.
Père Noël
Je ne suis pas sûr du Père Noël. Je ne suis pas rassuré par le Père Noël. Je n’ai pas confiance : le Père Noël, c’est rien que pour la photo. Je n’aime, ne supporte pas le flash de l’appareil photo. Le flash de la photo me fait les yeux rouges. En plus, j’y pleure. En plus, je suis moche là en plus, je suis un bébé là-dessus, devant. La photo avec le Père Noël, j’ai honte. En peu d’années j’ai attrapé honte. Le Père Noël me met la honte : j’ai cru au Père Noël… Alors que j’apprends que le Père Noël, c’est Jacky Condroyer. C’est un collègue de mon père — mais pas comme lui pièce d’avion, comme je dis quand on me demande il fait quoi comme travail. Les Condroyer, nous sommes partis en vacances en Espagne avec eux. Costa Blanca. Sauf que je n’y étais pas : pas né. Mais j’ai entendu : comment arrivés sur le terrain de camping, alors qu’ils cherchaient le bureau de l’accueil les Condroyer, bilingues, ont demandé où était l’âne. El burro. Les Condroyer ont un drôle d’accent : un accent drôle. J’entends qu’ils sont pieds noirs et je ne sais pas ce que c’est, je n’ai pas vu si le Père Noël est chaussé. On ne dévisage pas le Père Noël : on est pris à bout de bras et posé sur ses genoux ; à ses côtés, sa main nous saisit. La grosse main aux poils noirs a des bonbons au creux. Quand, venant chercher mon cadeau de Noël, je me retrouve face à lui, je ne reconnais aucun trait de Jacky Condroyer. Quand je regarde et j’écoute Jacky Condroyer, rien ne me rappelle le Père Noël — moi, c’est la salle que par-dessus tout je chéris. L’ancienne salle des fêtes derrière le monument aux morts. La salle des arbres de Noël de Meca, Mecachrome, l’usine de mon père. L’antre où il disparaît. C’est son volume qu’au chaud je garde en moi. Sa rumeur. Son brouhaha. Sa pénombre quand la salle est éteinte pour n’éclairer que la scène. Le drame, quand je dois quitter le noir de la salle pour monter sur la scène. La salle où se jouent les spectacles de Noël de l’école maternelle Abbé Moreux. Ceux-ci introduisent cette distinction, que la translation de la salle à la scène s’y opère par des espaces insoupçonnés, profonds, réservés — coulisses. Sur les photos, dans mes souvenirs donc, dans ce qui a cristallisé en moi de mon enfance, m’a été transmis, a été enregistré, dans les clichés de mon enfance, dans mon enfance donc, sur les photos de moi enfant je suis fiévreux. C’est l’hiver, c’est Noël, je suis malade, ce qui ne se devine pas sous mon maquillage de clown — parce que, sur la scène, je joue un clown, blanc comme un linge et, comble du malaise, mes culottes bourrées de feuilles de papier journal froissées pour les faire bouffantes. Je suis maquillé, pantelant, extatique : photographié. Suspendu dans mon mouvement, l’émotion. La salle des fêtes est nimbée, imprégnée, grosse de cet état fiévreux : de cette fébrilité. Dans cette fébrilité il y a de la joie. Joie de ne pas s’appartenir. Joie d’être joué. Auprès du sapin immense, coupé en Sologne et clignotant comme moi la fièvre dans les yeux, m’attend assis Jacky Condroyer qui, sous ses oripeaux rouges de Père Noël, sous sa barbe, langue découpée dans du filtre de hotte aspirante, me remet fin d’année après fin d’année, avion téléguidé, tir aux pigeons, paire de talkies-walkies, personnellement, mon cadeau.
(sans nom)
Je creusais mon ventre sous mes vêtements. Une soudaine, insidieuse perte d’adhérence. Je ressentais de ma peau le contact avec le vêtement, des points de contact, avec ma respiration les frottements — comme une misère. Le ventre creux. Rien à voir avec la faim. Je découvrais une zone sensible. Je faisais durer la sensation. Comme un rappel. Je me dissociais. Je me séparais. Je percevais mes habits, pour la première fois, ma peau, ses frémissements, comme une entrave, un joug. Une humiliation, une imposition. J’éprouvais une gêne. J’étais entre. J’étais dans la gêne. Rien à voir avec l’état de mes vêtements. Je n’étais pas Jacquou le Croquant. Il y avait comme un froid. Un froid s’était insinué, entre nous. Elle est entrée en classe en cours d’année de CM1. L’hiver. Elle s’assit à une table en fond de classe, arrivée après nous tous. Débarquée. Son séjour parmi nous fut court : un mois plus tard elle avait disparu. Pas le temps de s’habituer, de la connaître. Pas eu le temps de m’y faire. Pas une fille comme les autres, filles de la classe, des classes s’étant succédées jusqu’alors. Ou était-ce moi qui devenais chose étrangère, me creusant le ventre, dans le secret ? Elle était passagère, et le portait sur elle. Pas habillée, pas coiffée comme les autres filles. Pas un garçon. Le malaise était là : dans la classe, dans la cour. Qui était-elle ? Qu’est-ce qu’elle était ? Le regard comme douloureux ; comme mélancolique ; comme désaffecté, était rarement soutenu de mots. Son regard à l’abandon. Sans ici. Assis, immobile, je rentrais mon ventre, j’étais à l’affût. J’essayais de saisir, je sentais : je n’étais plus à plein dans mon maillot de corps, je ne le remplissais plus. Me recroquevillais dedans. Je sentais comme j’étais seul, dedans. Je pensais aux gens du voyage : à des gitans ; à un divorce ; à la réalité ; au malheur. Elle était derrière moi, à plusieurs tables, loin. Je la sentais dans mon dos. Une déperdition. Je me dégonflais. Comme si le dirigeable, l’embarcation de la vie, ma vie se dégonflait sous moi, perdait de son allure, de sa plénitude. Trou d’air. Je me creusais le ventre et dans la chaleur de mes habits tout remplis de la mienne, entre eux et moi, un trouble, froid, passait. Je le refaisais passer. Un écart. Un passage était ménagé en secret pour quoi ? D’où venait-elle, et où allait ? Au gré de quel déménagement ? quel drame ? déplacement ? placement ? Quelque chose dans mon enveloppe clochait. C’était entre moi et moi comme l’épaisseur du réel s’introduisant, lame d’air venant se faire sentir, me faire sentir étranger, bizarre, chose. Elle portait un prénom d’un autre temps — oublié. D’un autre monde. Je me sentais corps étranger. Je ne sais pas, si je ne me sentais pas dans la peau de cette fille. Cet être. C’est étrange… Pas de rapport entre mon creusement et son apparition, sa présence. Aucune proximité, aucun rapprochement entre son étrangeté et la mienne. Pourtant c’était la même chose.
le marchand de peaux de lapin à Civray dans la Vienne s’appelait Gaignard !
chez moi, il criait pillarot, le ramasseur de peau de lapin. Un mot étrange, comme cow boy que je lisais cou bois à mes frères.
dans la rue, nous avions un « marchand de ferraille », qu’il prononçait « marchand de FERAILLI » et j’entendais « marchand de ferraris ». je ne l’ai jamais vu. j’imaginais un homme tirant une charette à bras et montant lentement la rue dans le petit matin. il me semble ne l’avoir jamais entendu que depuis ma chambre, sous les toits. une voix extraordinairement forte qui s’élevait dans le silence, où s’entendait l’âge et la fatigue et qui se répétait inlassablement.
très beaux textes. surtout aimé le dernier. le ventre creusé sous le vêtement, ce qui essaye de se dire là, et l’arrivée de cette petite fille sans nom.
Merci Véronique. Ce qui essaie de se dire, oui
cette lecture fait une claque d’enfance. J’aime ce montage qui alors qu’il part d’un personnage précis, ramène toujours à l’enfant et élargit finalement l’air de rien beaucoup plus le contexte et les lieux), avec ce mélange de sensations brut d’alors et du regard de l’adulte d’aujourd’hui. Mention spéciale à la vignette du Père Noel, qui avec cette fin de l’enfant et du spectacle, de cette salle poisseuse et de la fièvre, m’a ramenée directement à la scène de fêtes scolaire de noël du film La fièvre de Petrov de Kirill Serebrennikov
Merci Line ! pour la lecture, et pour la référence, inconnue de moi (à découvrir)
Difficile en effet d’arracher l’autocollant sans emporter tout un pan du papier-peint