Cela fuit, fuite, se perd. Pertes, fuites vont en l’air. Ainsi :
« Écrire du fond de se perdre. De se découvrir perdu. Écrire du fond de l’être. Perdu dans le temps. Du fond de la péripétie de s’être.
Pertes et fuites sont en l’air, là. Ici :
« Ne pas savoir où l’on est. Où je suis. Ne pas retrouver, trouver son, mon chemin. Aller dans l’absence de chemin, d’une direction. Ou le chemin buissonnant. Par la disparition du chemin. Ne pas se savoir, aller perdu.
Pertes, fuites échappées en l’air :
« J’ai perdu le chemin de l’école. Je longe les clôtures. Je tourne autour d’établissements. Des emprises. Avec ma chance une clôture me ramène au point de départ. Chance du jour. À mon point de chute. Là où par exemple cette ligne du réseau de transport en commun gratuit du milieu du bus m’a largué. Où il s’ouvre en deux, m’a laissé. Déposé, descendu. Où je suis descendu parce que tout le monde, un paquet de monde, le monde descend, descendait. Ou parce que j’ai entendu, auquel je ne m’attendais pas, je ne m’attendais plus, logé dans l’épaisseur des vitres comme j’étais, le mot fatal : terminus.
Des bribes. Lambeaux. Des papillons. Fils de la vierge. Charpie. Des amorces. Des fils perdus. Voici :
« J’ai oublié que je n’allais plus à l’école : je n’y suis plus qu’en rêves.
Ici :
« Cela m’échappe, que je suis perdu. Que je sois perdu m’échappe.
Affects flottants, mots flottants, phrases et proposition en l’air, inadressés. Désaffectés :
« Ne pas savoir ce qu’on fait, va faire. Désemparé. Désorienté. Ce qu’on fait là. Se retrouver perdu. Ne s’être jamais retrouvé que perdu. Gelés. Figés. Déserts. S’être égaré.
Affects sans plus d’affectation. Contenus errants, vagues. Fugitifs :
« Dérouté. Décontenancé. Désarçonné, sonné. Hébété…
Âmes en peine. États d’âme :
« Perdu. Éperdu.
Épaves flottantes…
« … Et honteux. Et je n’ai pas osé le montrer. Jamais. Je ne me suis pas avoué. Et l’âge adulte tout entier n’a été que cela : ne pas me montrer, me croire même. Complètement. Ne pas le dire. L’halluciner, me l’inventer, le taire. Intégralement. Et cela maintenant, plus que tout je le sais, et ne désire, je crois, plus qu’une chose, une chose par-dessus tout : une seule chose. C’est quelque chose à faire, la dernière. Tu ne connais pas la dernière ? Montrer comme je suis perdu. Manifester comme je suis perdu. Écrire, comme je suis perdu.
« Je fais tout pour ne pas la montrer. Ce que je fais, tout, est de ne pas la montrer. La faire sentir. Ma perte. Je l’évite — je la contourne sans cesse, à chaque pas : l’île perdue.
« Il est une île perdue.
Contenus perdus. Contenus perdu. Celui-ci :
« Insensiblement je me perds, je me perds chaque jour : chaque jour perdu.
Ceci dit :
« On ne me dirait pas perdu. Je lutte pour ce faire. Je regarde droit devant moi. Je ne prends jamais l’air surpris, je m’entraîne. Je persiste. Je ne dévie pas de ma ligne, sans savoir où elle me mène. Les coudes des trottoirs, les diagonales des places… On pourrait me dire d’ici. On me croirait un habitant.
Secrets éventés, aussi :
« Comment cela ne se devine-t-il pas ? Que je cache un enfant perdu. En quittant le foyer parental, j’ai emporté, pris sans le savoir avec moi, sans le vouloir, un doudou : le perdu, pour moi y compris. Des jours et puis des jours j’ai depuis marché dans la ville, capitale. Pas sans savoir où j’allais. Cela ne m’empêchant pas d’y aller perdu. Puisque j’emportais le perdu partout, doudou, avec moi. Parce que je le portais sur moi, ou sur mon air, à s’y tromper, ou comme un nez au milieu de ma figure.
Des contenus perdus, flottants, dérivants. Des contenus enlèvement, des monstres. Des affects, choses qui ne se rapportent à rien, personne. Je n’y suis pour personne. Fiction que cela. Invention de cela, ces reliques. Translation. Invention totale de cette perdition. Intégrale. Ainsi :
« Je crois que j’étais encore enfant quand je me suis perdu. De vue. Rien depuis n’a changé. Ça ne change rien. Je ne le savais pas. Je ne me savais ni encore enfant, ni déjà perdu.
« Je ne me savais pas perdu. Perdu pour vous. Pas à ce point. J’ai toujours cru qu’il était encore temps. Dans le temps. De se retrouver.
Flottent :
« Je crois que nous sommes perdus : de naissance ; les uns pour les autres. Nous sommes le perdu les uns des autres.
Poche ou papier volant, canette, bouteille roulant, boîte, sachet et tout emballage autre courant, rampant, traînant dans la désertion, disparition, loin à très loin de la digestion, déjection de leurs contenus : d’origine. Jetés, distancés, abandonnés laissés et s’éloignant toujours plus, plus fort, de plus en plus criants, de leur apparence, image première et dans leur affaissement, effacement, leur dispersion ne rejoignant rien que l’air, son oxydation.
« Perdus, c’est pour toujours. Le temps perdu ne se retrouve pas.
Enveloppes, peaux, coquilles comme l’écoute est : flottantes.
« Je traverse le temps perdu.
Ainsi :
« S’engourdir. S’inactiver. De se savoir perdu. Sans en avoir l’air. S’inhiber. Se perdre en soi. Sans les abois. Sans de détresse le moindre signe. Couler.
« S’éperdre.
« S’être perdu.
« Perdu en soi, se perdre encore. Ne se reconnaître nulle part. Ne se retrouver nulle part. Ne se voir nulle part. Où vous voyez-vous dans cinq ans ? dans dix ans ? Et comme si de rien n’était, la discipline étant celle-ci, continuer : d’aller. Ne pas — surtout — se retourner. Se savoir fuir : sans panique. Ou la panique intégrée. S’extraire — s’enfoncer. Vide aller. Pochon, poche soufflée. Passer. Ne faire que passer.
Et si ?
« Je me suis perdu. Je suis un enfant perdu. L’emporte avec moi. Un enfant est perdu en moi. Que je ne regrette pas. Que je ne recherche pas. Un enfant que je ne connais pas. Perdu pour moi. Pour toujours. J’enlève, emmène chaque jour un enfant perdu. Au lever. Un inconnu.
« L’enfant perdu. L’enfant disparu, l’enfant mort ou gelé en moi. Je suis cet enfant méconnaissable. Gelé d’enfant.
Voici :
« Je vais perdu, pour moi-même, pour vous. Vous m’avez perdu.
Énoncés. Épaves. Effilochures…
« Vous me tenez pour perdu. C’est fait.
Ainsi vont :
« Les circonstances dans lesquelles je me suis perdu sont des plus quelconques, indistinctes, irréelles. Lointaines. Inaccessibles. Elles se sont avec le temps faites des signes si discrets qu’on dirait, n’importe qui, la première personne rencontrée, que j’ai été retrouvé. Elles, jusqu’à leur mémoire, jusqu’à leur rêve, se sont escamotées, au point qu’il n’en demeure, nulle part, aucune trace. Elles s’effacent sur mon passage. Comme les passereaux s’égaillent, les buses s’élèvent : préventivement. Farouchement, comme les bêtes se tiennent coites, et curieuses, en arrière des lisières. Si bien que je ne trouverais personne pour me dire perdu. Voyons, tu es avec nous… Un regard cherche le mien. J’en viens à douter, mon égarement même ne se reconnaît plus. Ou plus tel, rien d’étranger en lui, il est d’ici. Indécrottablement. Une ornière comme une autre. Un regard qui s’éteint. Un égarement si bien intégré qu’il en est devenu allure : ralentissement qui à force de constance, de ne pas me lâcher n’en est plus un, ne fait plus de différence — sans jamais confiner à l’immobilité. L’immobilité impossible. Intenable. Ce qui n’empêche : je doute de chacun de mes pas.
« … De chacun de mes mots. Tout petit mot et jusqu’au moindre, mot d’une syllabe, loin d’être une prière, une invocation, se soustrait et perd. L’air. Les noms, loin de me dispenser leurs définitions, se font mises en cause, en doute, en jeu. Écrire perd.
Et puis…
Magnifique Grande Fugue, Bach écrivain, j’ai reconnu le Chœur !
Fugue, je retiens. Merci Jean-Marie !
« perles enfilées d’écriture où se tenir à 2 doigts et ne pas tomber, glisser concentré ses pas dans ce qui s’oppose à la durée où ne sonne nulle heure où rien ne manque à sa place
j’admire votre travail.
Équilibre intenable sans doute. Merci Véronique
« Je crois que nous sommes perdus : de naissance ; les uns pour les autres. Nous sommes le perdu les uns des autres. »
« Vous me tenez pour perdu. C’est fait. »
« Insensiblement je me perds, je me perds chaque jour : chaque jour perdu. »
Je pourrai en extraire tant et tant. Quel texte réussi, rempli de pépites !
Merci Françoise. Pépites ou échardes…
Je n’ai pas tout lu avec précision dans ce texte « lanceur », plutôt avec un regard diagonale, j’ai la sensation qu’il se produit quelque chose dans le rythme, dans la fluidité dans le dernier paragraphe « les circonstances dans lesquelles… », là mon regard s’arrête et je me remets à lire de manière plus approfondie, et le rythme m’accroche, question de rythme bien sûr et aussi d’une quête qui prend forme, d’un mystère qui se noue et pourrait nous amener sur la voie du conte.
Oui Marion, ce rythme est sans doute le fait de l’alternance entre ce que je voulais être des « indications » ou des « descriptifs » sur la forme, et les « contenus » eux-mêmes. Il s’agissait de « faire avec » les phrases et idées en l’air, pistes ou impasses (ou énormités) — un déballage