J’ai vu Lost Highway à sa sortie. Nous étions deux. L’impression fut forte. D’être, à la fin du film, renvoyé au début, sans y avoir rien compris. Sans comprendre comment. Cette boucle me poursuit. Je suis dégoûté de ce je que j’ai à la bouche.
Si on me demande ce que c’est que Lost Highway, je dirai : deux histoires en une. Je dirais : deux histoires qui n’ont aucun rapport, ont un rapport. Ou plusieurs. Ou deux personnes. Deux destins, disons : deux vies. Comme si l’une était le rêve de l’autre. Ou le cauchemar. Et inversement. Et sans que jamais l’une ne fournisse l’explication, la justification de l’autre. Tout colle, rien ne colle, malgré les effets de miroir tendus de l’une à l’autre, les images renvoyées. Il y a plusieurs centaines de kilomètres pour aller d’une vie — le premier tiers du film — à l’autre. Il y a un pays. Et je ne sais pas pourquoi ce schéma me poursuit.
Jamais l’une n’est le mobile de l’autre. Les deux se perdent. Les deux sont en impasse — est-ce que l’une est l’absence d’issue de l’autre, ou bien son double-fond ? Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est une rupture, qui permet l’aller direct de l’une à l’autre, qui ouvre une voie de communication, c’est le moment d’une perte de contrôle, où les enchaînements, les circonstances d’une vie se télescopent, au point que cette vie ne comprend plus rien à elle-même, ne se reconnaît déjà plus : elle bascule. C’est là : elle verse dans une autre, dans la tête d’un autre à l’autre bout du pays. Inexplicablement. C’est le pli. Dans la rupture, dans l’effondrement même il y a, malgré tout, une solution de continuité. Une vie semble au point mort — mais le film continue.
Comme si la ligne de faille était le fil à suivre. Le film est coupé en deux, mais il continue. D’avancer. Il se nourrit de lui-même, de sa division. Il se mange et il avance. Coupé en son milieu, il se rejoint par ses extrémités. Il pourrait tourner en boucle dans un cinéma permanent de l’étrange, des réalités parallèles.
Je n’avais jamais revu Lost Highway — mais j’ai le scénario à la maison, que j’ai, avec les années, plusieurs fois, reparcouru. J’ai revisionné le film il y a deux ans environ, et j’ai pu constater que m’en avaient échappé des pans entiers, des détails essentiels — depuis j’ai oublié lesquels. Je suis, au point où cette phrase se termine, dans l’ignorance desquels. (Quelque chose des images se perd au passage dans les mots. Une évidence. Mes relectures du scénario ne m’ont pas empêché de passer, repasser à côté du film — comme on longe une façade : sans rien voir. Les dialogues et indications lus me confortaient dans l’infidèle idée, appauvrie, schématique que je m’en étais faite, et quand le film, dans son entier, m’est réapparu, c’est comme s’il était devenu un autre. L’autre qu’il avait toujours été.) Même cabossé, même tronqué, méconnaissable, ce film fait son chemin en moi. Avec ses deux pans, avec son pli, sa manière à lui de se mordre la queue, en annonçant que quelqu’un est mort.
Mettons à la place de Fred Madison et de Pete Dayton, Christophe Testard et Chantal Mazet — également personnages de fiction ou, citons Kundera, égos expérimentaux. Ou inversement ? Chantal Mazet est Madison, Christophe Testard Dayton. Les rôles, les analogies s’arrêtent là. C’est le schéma qui compte — plan d’un roman à venir. Nous remplirons, nous renseignerons, peut-être comme on empaille, par substitutions, le canevas de Lost Highway de contenus anecdotiques tout autres — d’ailleurs ça se passe, se passera en France.
Ceci pour répondre à la question d’un élément traversant, ou transversal ; vectoriel ; thématique ; problématique ;
ou d’un soubassement ; d’un substrat ;
ou d’une petite chanson ; d’une ritournelle ;
d’un événement traversant ; d’une veine ; d’un filon ;
d’un agent ; d’un moteur ; d’une cause ; source ; d’un jaillissement, un jadis ; d’une ombre, d’un fantôme ; d’un sombre précurseur ; d’un souvenir ;
d’un revenant ;
d’un désinhibiteur ;
d’un élément décisif ; structurant — d’un trauma ?
qui forme comme un réseau souterrain, hydrogéologique ; une irrigation ; un système nerveux ou sanguin ; un bassin versant ; une résurgence ;
d’une constellation ; d’une disposition — d’une géométrie ;
et pourquoi pas : d’une chanson ?
qui prenne valeur de, puisse fournir un cadre ; un gabarit ; une focale, une optique, un angle — un angle mort ? —, un biais ; un préformatage ; un prédécoupage ; une silhouette ;
une image misérable ; une petite misère ; un cauchemar ; un rêve ;
d’un nœud ; un carrefour — c’est alors que me revient Lost Highway…
d’un modèle ; d’un décalque ; d’un (stéréo)type ;
d’un conte — un conte-type ; un scénario ; une intrigue — un pitch ;
un chemin ; un enchaînement ; une séquence ; une routine ; un arrière-plan ; un fond — de confins ;
une empreinte ; une trace ; d’une marque ; d’une cicatrice ; un stigmate ;
d’une forme ; d’un pattern, un motif ; …
Je suis retourné à Lost Highway, parce qu’il y a deux ans il m’est arrivé que j’entre en contact avec Chantal Mazet. Cette femme avait quitté ce monde depuis plus de deux ans alors. Des restitutions de cet épisode ont été, ici, là, tentées. Ce sont des hypothèses. Des expériences. Il ne s’est pas du tout agi d’une rencontre. Elles sont absolument non-concluantes. C’est que je m’étais levé très tôt, réveillé dans la nuit, et qu’avec moi autre chose s’est levé. C’était l’évidence, et je l’ai dès ce moment constaté — comment en aurait-il été autrement, puisque j’en étais le levier moi-même ou l’agent —, mais ne l’avais pas, loin de là, compris. Je ne le comprends que ces jours-ci. Quelque chose, comme un déplacement, un déplacement d’air m’a suivi, ce dès l’escalier — ce dont les restitutions évoquées attesteront encore très imparfaitement, parce qu’échafaudées dans la foulée —, c’est l’écriture.
Mais j’en dis déjà trop ou je vais trop loin : en écriture, en écrivant ce qui m’arrivait, puis, écriture comprise, ce qui m’était arrivé ; ce qui venait de m’arriver ; qui m’était arrivé en écrivant ; ce qui en écrivant m’arrivait encore ; me venait ; en continuant… abrégeons : je me suivais ; je me filais ; me prolongeais, m’éternisais ; je m’emboîtais le pas — je n’ose, je le prononce ici quand même, tout bas, le mot : je me bouclais — ce je que j’ai sans cesse… À qui en garde le souvenir clair et distinct, les séquences liminaire et finale de Lost Highway — boucle tordue en deux — donnent, par comparaison, une idée de ce qui m’attend.
Mais j’en dis déjà trop ou je vais trop loin. Cela est risqué — comme une promesse que je ne suis rien moins qu’assuré de pouvoir tenir. C’est découvrir un gouffre entre moi et moi — où le dégoût se tient. C’est encore que, dans la manière dont cela s’est passé entre Chantal Mazet — disons : ce que j’ai pris pour Chantal Mazet, ou identifié comme un phénomène qui pourrait porter le nom de Chantal Mazet — et moi, il m’est apparu qu’il y avait un monde. Il m’est apparu qui plus est que ce monde, c’était la France — et sans doute que par ce terme, j’entends en gros le département de l’Oise. De ma maison à Chantal Mazet il y avait donc, je le présumais, l’Oise à traverser — j’étais loin du compte, ça, je n’étais pas au bout de mes découvertes et voilà ce qui tout dernièrement s’est avéré faux : ce n’était pas l’Oise… Je retiens, ceci dit, un détail de mon second visionnage de Lost Highway : je m’étais illusionné à propos de la longue distance, de la dizaine d’États séparant les deux pans, deux identités du film. Toute l’action s’en déroule autour de Los Angeles.
… Il est plus que temps pour moi de réviser tout cela — et mes ambitions —, de le prendre au sérieux ; cette affaire, de la prendre à bras-le-corps — ou bien de me taire… Illusion là encore (il faut que je l’écrive ici pour qu’elle m’apparaisse), et révision donc : Chantal Mazet, c’est à la place de « Dick Laurent ». — Et Dayton et Madison alors, qui ?
(…)
« Mes relectures du scénario ne m’ont pas empêché de passer, repasser à côté du film — comme on longe une façade : sans rien voir. Les dialogues et indications lus me confortaient dans l’infidèle idée, appauvrie, schématique que je m’en étais faite, et quand le film, dans son entier, m’est réapparu, c’est comme s’il était devenu un autre. L’autre qu’il avait toujours été.) Même cabossé, même tronqué, méconnaissable, ce film fait son chemin en moi. Avec ses deux pans, avec son pli, sa manière à lui de se mordre la queue, en annonçant que quelqu’un est mort. » […] Mais j’en dis déjà trop ou je vais trop loin : en écriture, en écrivant ce qui m’arrivait, puis, écriture comprise, ce qui m’était arrivé ; ce qui venait de m’arriver ; qui m’était arrivé en écrivant ; ce qui en écrivant m’arrivait encore ; me venait ; en continuant… abrégeons : je me suivais ; je me filais ; me prolongeais, m’éternisais ; je m’emboîtais le pas — je n’ose, je le prononce ici quand même, tout bas, le mot : je me bouclais — ce je que j’ai sans cesse… [..]… Il est plus que temps pour moi de réviser tout cela — et mes ambitions —, de le prendre au sérieux ; cette affaire, de la prendre à bras-le-corps — ou bien de me taire… Illusion là encore (il faut que je l’écrive ici pour qu’elle m’apparaisse), et révision donc : Chantal Mazet… »
Impression de lire dans une centrifugeuse, mais pas si désagréable que je ne l’imaginais. Cette Chantal Mazet , j’aimerais la rencontrer à mon tour, et si possible un peu vivante. La compagnie des fantômes me lasse parfois mais j’aime leurs ritournelles sur l’écran.
et justement je me disais : « Mais il s’agit de faire vivre Chantal Mazet — pas seulement de la faire mourir.
— Mais la question se pose exactement dans ces termes pour Christophe Testard… »
Merci, Marie-Thérèse, de la lecture (et pardon pour la centrifugeuse — mais pour les salades, c’est indiqué, et aussi — je l’apprends à l’instant — pour le premier Cercle de la Double Mort)
Je vous le recommande : restez vivant ! Sinon on aura pas la suite… Bizarrement, ce nom de Chantal Mazet m’est revenu sous la forme d’un drame non fictif. Alors , ce n’est plus une centrifugeuse, c’est une machine à remonter le temps ( des gilets jaunes). Mais ce n’est peut-être pas de la même dont vous voulez nourrir votre fiction ? https://www.youtube.com/watch?v=QOG6sGGMHuM
Oui Marie-Thérèse, c’est exactement cette femme, dont la mort (peut-on la dire accidentelle ?) est le sombre précurseur et le prétexte à mes élucubrations… Il s’agirait de lui inventer (à cette mort, pas à cette femme — mais sur ce rond-point la mort a pris le nom de la femme…) une vie parallèle, un itinéraire bis… Je crains fort, pour cette entreprise, d’être équipé à la fois de pincettes et de gros sabots
Avec un peu d’ironie mais pas tant – j’ai la dérive fantastique facile -, on pourrait dire que c’est de plus en plus inquiétant ces textes, je ne sais pas si c’est voulu, mais on peut l’interpréter comme une langue où le délire affleure, je reviens à mes psychotiques ou autres, une langue qui va chercher un mélange entre la répétition compulsive, la structure obsessionnelle (une très structurée qui insiste sur sa propre logique alors que rien n’est logique) et le moment où on sent que ça n’est pas très net, l’irruption de Chantal. L’histoire d’un mec obsédé par Chantal Mazet, qui ne fait plus que ça, qui reconstitue les trajets qui floute les distances, qui dort dans sa voiture, qui cartographie tous les ronds points, qui crée une association en sa mémoire, qui se revendique progressivement d’ailleurs comme l’un de ses proches, qui se convainc que c’était sa propre femme, qui est surpris dans sa cuisine en train de lui parler…
ne va pas trop vite s’il te plaît, je ne suis pas prêt
C’est l’effet Stephen King… je suis un peu influencée par Misery…
brrrrr
C’est hyper inspirant comme thématiques ces archétypes, je me dis que ça peut tenir longtemps, j’ai envie de rajouter un lieu chaque jour, j’ai casé encore un pseudo village vosgien sobre et flippant, mais peut-être vais-je m’amuser à insérer une station service, par provoc!
oh oui s’il te plaît une station-service (et tout un album de figurines autocollantes — ou cartes postales)
je n’ai pas encore les figurines, mais j’ai au moins ébauché la station service… on est à la frontière de l’écriture automatique à ce train là avec ces archétypes, mais ce n’est pas désagréable.
Embarquée, emportée, envie de lire encore. Je ne sais pas si je comprends tout, peu importe, c’est fort et ça me plait.
Merci
Merci — beaucoup — Françoise, je ne comprends pas tout moi-même — pourquoi écrire si oui ?