Le lieu du chant est vide
G. Agamben
Ça me dit : voie de gauche, voie de gauche toujours, muret de protection en béton toute, azimut le jour, comme foncer dans le jour est doux, ça me dit, sans décoller de la voie de gauche doubler, doubler se fait sans heurt un camion-benne, un camion-citerne et cela est passer dans leur ombre s’y glisser, un porte-conteneur et un camion-plateau mais, n’est-ce pas le jour là-dessus qui m’est servi, ça demande, comme sur un plateau juste parce que le temps de la course, redoublé du temps que je le double il est vide, roule à vide, effectue le trajet à vide mais le vide c’est pour moi, ça dit, conduire automobile est cela, s’enfiler le vide comme un collier de perles, comme emprunter tous les couloirs qui s’offrent s’ouvrent comme j’accélère dans le couloir d’ombre entre remorques et muret et mon objectif est là, le jour devant c’est pour moi, c’est le pan de lumière qui s’allonge avec le muret, le pan de soleil éclatant du matin s’infiltrant pile entre horizon et pare-soleil qui se profile avec le muret (est-ce qu’il se dresse ou qu’il s’allonge) tout au long de la route, qui est ma route, qui est mon jour oui ça dit, ce jour m’appartient, que je maîtrise en toute vitesse entre mes poings sur le volant trajectoire verrouillée comme mes deux coudes bras tendus et en sorte que c’est tout le long sur ma gauche contre mon épaule comme une maçonnerie solaire, voila tout, ce que ça me dit — même si je ne suis que lundi…
Mes jours (les noms vont encore changer) — L’un-dit. Mort-dit. L’autre-dit. Je-dis. Ventre-dit. Ça-me-dit. Dis-mange.
… l’ombre ajourée du transport groupé de véhicules à étage… les ombres longues des tautliners… et dedans ces ombres plus grandes, ces ombres d’ensembles routiers les ombres se coulant des autos, ombres les rejoignant des véhicules légers, ombres fumées en leurs milieux (ce sont les ombres des vitrages) des voitures particulières s’y résorbant pour en ressortir aussitôt telles qu’elles se dessinaient, sitôt le biais retrouvé ou l’inclinaison ou leur aplatissement et course contre et, ça me dit, leurs épousailles du, leur conformation au muret qui n’est rien contre lui que leur projection, muret de séparation des deux sens de circulation de la deux-fois-deux-voies (N2), muret anti-contresens… et aller ainsi les suivre d’un œil et dans une dissociation, un strabisme de l’œil gauche divergent du reste du corps, de son côté entièrement mobilisé attelé à la vitesse et au contrôle entre le pied plaqué en toute retenue au plancher et l’occiput collé à l’appuie-tête, et l’œil et enfin les deux, non plus rivés sur le couloir libre mais se faisant entraîner et râper latéralement à gauche contre le mur de lumière et puis à droite, ainsi tanguant, dans le roulement et l’empattement ou écart entre les essieux des poids-lourds, passant là aussi choper lécher de la source lumineuse et du soupçon de jour et d’éblouissement sous les remorques entre les roues — car un jour est aussi cela : ce qui passe sous un camion.
Oui, ça dit : un jour est aussi cela qui passe sous un camion.
Et donc — si ça me résume : assiégé de vitesse incorporer la vitesse, l’absorber, l’encaisser, assimiler, la boire, redoubler de vitesse et le dépassement des camions se faisant en glissant sans encombre par la voie libre de gauche doubler sans plus se rabattre, oublier de se rabattre et c’est quasi comme décoller sauf que c’est précisément ne plus décoller du muret — séparateur central — et toujours le plus à gauche à s’en faire corps tangent crépiter la ligne de rive des gravillons projetés contre sa maçonnerie car oui, ça me redit : sans autres attaches ou accroches ou bien repères que l’éclat à gauche du muret dans l’oblicité du jour, d’une part, d’autre part et sans pouvoir compter sur son appui la jambe droite qui infléchie se retient de mettre pied au plancher, il y a comme une ivresse et certainement un engouement à cet éclairage quasi horizontal, une joie ; une jubilation ; un ravissement ; une griserie ; un élan un entrain ; une félicité à se laisser emporter accélérer laisser doubler laisser dépasser traverser les ombres en suivant rasant le mur sans jamais le rencontrer mais seulement le jour qui vient y éclater, l’illuminer ou l’allumer ; à se verser et transvaser d’ombres en ombres sans détacher les yeux de ce mur qui court sans discontinuer sur des kilomètres et des kilomètres à hauteur d’entrejambe.
Gloire de l’automobiliste — cela dit.
ou quand le chauffeur effectue un retour de course à vide
« à s’en faire corps tangent » : j’aime beaucoup cette expression, c’est très beau. On roule avec toi dans ce texte. Merci
C’est moi qui te remercie, Elise. La place du lecteur, quand c’est moi qui écris, n’est pas toujours très confortable
On roule, et on est rapidement au volant, ça se laisse conduire, je pourrais faire un bout de chemin encore du l’un-dit au dis-mange!
« une félicité à se laisser emporter accélérer laisser doubler laisser dépasser traverser les ombres en suivant rasant le mur.. »
Beaucoup aimé. Merci Christophe!
Merci et bienvenue Michael (en se serrant on tient encore deux
C’est fluide, c’est physique, on aime bien rouler avec toi !
Ah, nous voilà donc quatre ! Encore un.e et en avant le profitable covoiturage (j’aurais bien aussi une place dans le coffre… mais j’oublie que vous avez certainement tou.te.s des bagages
Merci Sybille !