Chauffeur. Ce soir je suis le chauffeur de mes jours. Je suis paisible. Dans la pente douce du jour. Je suis apaisé, nous sommes au début du soir. Je suis tranquille avec mes jours. Je suis seul. Je me tiens dans la rue seul, près de l’auto. Je suis prêt. Je me suis préparé. Je me tiens prêt. Prêt à conduire mes jours. À les conduire à table. Je les conduis à leur table. Prêt à conduire jusqu’à la table de mes jours. Ce soir je ne renverserai pas la table. Je ne bouleverserai pas mes jours ce soir. Ce soir d’été, je suis dans la résolution. Je suis dans une bonne résolution, je veux dire, je suis dans une bonne disposition. Je suis satisfait de ma définition — je m’y suis préparé. Je suis ce soir, assuré de mes contours. Qu’il est bon de me voir, m’être vu rappeler mes contours. Je me suis habillé. Qu’il est bon d’être de retour : en pleine forme. Je me sens bien. Je me sens convalescent. Je me contenterai de suivre la pente. Je me tiens dans l’air, dans le repos de ma rue, doucement il y coule. Sur moi. J’accueillerai calmement les dires et les sorties, les mots de mes jours. Je serai souple, j’ai gagné en souplesse, je suis tendre. Je serai coulant. Ce soir je me plie à mes jours. Je m’adapte. Je les épouse. Accompagne. Je suis accompagnateur, je suis la compagnie de mes jours. Je me suis préparé, me suis assagi, sens apaisé. Je suis reposé. Je suis habillé. J’accueille la lumière du soir. Nous y sortons mes jours et moi. J’en ai le sentiment. Ce soir nous sortons. Je cultive un sentiment. Nous allons fêter cela. Un sentiment du soir. Je suis dehors. Je me tiens dans le sentiment. Je me pénètre du sentiment que j’éprouve, que je nourris pour mes jours. Le sentiment me pénètre de mes jours, de la fin du jour, de la lumière du début de cette soirée encore chaude à l’ombre de la maison ce soir d’été. Mes jours ne sont pas encore sortis. Mes jours sont dans la maison, chacun à son affaire, à se croiser dans le couloir absorbés qu’ils sont, je les vois, chacun à ses derniers préparatifs. Passant l’un après l’autre devant et dans le miroir. Je vais les voir d’une minute à l’autre sortir par la porte du garage laissée ouverte. Mes jours me rejoignent. C’est imminent. Ou par la porte d’entrée, parce que mes jours n’ont pas vu. Mes jours n’ont pas fait attention. Alors j’irai la refermer, sans rien dire, si ce n’est pas derrière eux. J’attends mes jours. Mes jours — les noms ont été changés. Ce que j’appelle mes jours. Mes jours, ce sont les miens. Ce que j’appelle les miens. Vous êtes mes jours. Je m’adresse à mes jours. Je vous appartiens. Je suis une adresse à mes jours. Je suis heureux de mon sort. Je suis bien. Je me tiens bien. Droit. Je suis debout là, dans ma rue. Je ne bouge pas. J’attends là, à mon adresse, à ma place, à la portière. Je suis l’adresse de mes jours, j’appartiens à mes jours. Nous sommes attendus. Nous avons réservé, une table pour mes jours et moi. Je laisse l’air couler sur moi. Et les regards. Les regards au stop au coin de la rue, du garage des voisins, qui sont de tout autres jours. Ce ne sont pas du tout les mêmes jours. Ce n’est pas la même vie. La rue entre les jours voisins et les miens, notre rue fait une faille, no man’s land, une zone d’exclusion, ou de non-compréhension entre eux et nous — mais douce — mais n’y pensons plus, pas ce soir, oublions-le ce soir d’été. Dans les plus belles heures du jour. Je suis dans un bon jour. La rue est vide. Je suis vidé. L’attente me vide. Je ne m’impatiente pas, pas ce soir. La rue et moi sommes vides dans la douceur de l’air entre les tons pierre et chair des maçonneries des murs et des garages, de la façade. Je me tiens entre. Je me tiens dans le rêve de mes jours. Mes jours embarqueront dans l’auto, quatre portières seront claquées, nous laisserons la rue derrière nous. Quand nous reviendrons cela sera la nuit, nous rentrerons dans la maison. La maison de mes jours. La maison de l’amour. Je me vois entouré de mes jours. Je vis dans l’entourage de mes jours. Je vis occupé de mes jours. Dans l’obsession, dans l’abandon, dans l’amour, dans la préoccupation, dans la sollicitation, et la fuite, dans la non-maîtrise, dans la solitude et la pénétration de mes jours. Je me tiens dans la lumière de mes jours, du jour, dans sa descente. Je suis en descente. J’évacue. Je laisse couler. J’expire. J’ai appris à expirer plus que je n’inspire. Je me suis habitué à peu inspirer. Je m’entraîne, peu à peu, à ne plus inspirer — à ne plus vivre que d’une longue expiration, continue comme fait le vent, ce solitaire, qu’entrecoupe à peine un hoquet. Je m’y suis fait. Voilà, c’est fait, soufflé, j’expire, je descends dans la lumière des jours, le soir, avec elle, en moi, dans ma rue. Je me tiens sage dans mes contours. Je ne dépasse pas mes limites. Je ne déborderai pas. Pour ce soir, je suis l’ambiance et la détente de mes jours. Je ne contrarierai pas mes jours. Je ne causerai aucune peine. Aucun tourment. Je me tiens prêt. Prêt dans l’amour. Je suis amoureux de mes jours. Je m’en tiens là. Je me tiens debout. Je me tiens droit.
Cette invitation à tenir cette étrange posture « dans le rêve de mes jours » provoque un curieux sentiment, docile et apaisant, résigné, hypnotisé. Dérangeant et bienveillant.
J’espérais susciter le malaise à force d’expressions de bien-être — peut-être suis-je sur la voie ?
Oui, je crois. C’est ce que je ressens.
Merci de ta lecture, Jean-Luc
Oui oui, ça sent la cata à venir et une certaine ironie, et c’est drôlement bien !
Merci Catherine ! La cata, oui, il est probable que cela soit tout le mal que je n’ose me souhaiter — je m’exprime évidemment au nom du livre à venir (et qui vient)
oui pareil que Catherine, c’est plutôt l’entrée dans le délire que je perçois à la lecture, curieuse de voir ce que va donner cette incarnation « des jours », cela me fait penser à la langue des psychotiques : l’usage répété de mots décalés de leur usage classique investis avec conviction d’un sens inhabituel, la combinaison de cette « conviction » et de leur sens incompréhensible pour un tiers génère le malaise. Vieux souvenir de lecture qui me vient, celui de « L’effort de rendre l’autre fou » de Harold Searles.
Merci Marion de fournir des fondations à mon édifice en l’air, j’irai voir du côté psychotique. Fondations et fenêtres — tant il me semble n’écrire qu’armé de grosses grosses œillères. Il m’est compliqué de me départir d’une forme de, je ne sais pas si c’est délire ou bêtise qu’il faut dire — voire de m’empêcher de l’entretenir.
Ce soir je suis le chauffeur de mes jours.
ça commence fort.
Et puis : Ce soir je ne renverserai pas la table. Je ne bouleverserai pas mes jours ce soir.
Et : Je suis ce soir, assuré de mes contours.
Je poursuis… désolée, j’écris mon commentaire sur un portable en équilibre, pas simple… Bref. Texte hypnotique qui m’embarque totalement et me touche. Ce corps qui inspire plus qu’il n’expire. La répétition de ces jours qui raconte le personnage. J’aime beaucoup.
Merci de ta lecture Françoise, c’est encourageant, et venant de quelqu’un du théâtre comme toi, parce que je fais pour ma part le constat que quoique j’écrive, cela est toujours, non seulement dans sa forme, étroitement lié à la bouche, et aussi parce que, quelqu’en soit le sujet, c’est toujours comme si quelque chose, si ce n’est quelqu’un, s’avançait façon zoom et prenait la parole (d’où aussi que j’ai le plus grand mal à prendre mes distances avec la première personne)