C’est aussi simple que ça. Ce n’était finalement rien. On va le prendre par la fin. Le livre.
Il n’y avait qu’à traverser la rue. C’était donc ça. C’est donc vrai.
Ça se passe là. Ça ne sort pas de là.
C’est quoi, dedans ? Quand la rue ne fait plus un bruit. Quand les jardins, autour, ne s’entendent pas. Ne mouftent pas. C’est quelle différence ?
Quelle différence ça fait ? Le vent tombé, il fait une chaleur de four, encore. Il semble que tout retombe. Pas d’air. C’est comme sous le toit.
Il semble que tout écoute. Dehors, c’est quoi ? Quand un pas à lui seul résonne. Dans la rue. Quand la rue craque comme un escalier.
À cause d’un grain de sable.
C’est quoi dedans ? Je suis en peignoir tout le long de la rue.
Je descends en peignoir ma rue. Elle n’est une pente que pour l’eau. Il n’y en a pas. La pente ne se sent pas. Le calme est plat. Est profond. C’est une rue qui ne descend que pour l’eau. Caniveau central. Voie privée. C’est l’été bientôt. Nous sommes le soir, cela sent l’été.
Je sortais les poubelles. J’ai traîné. Le temps aussi s’écoule.
Le jour aussi traîne. Nous approchons du jour le plus long, et ça ne fait rien à personne, on dirait.
On dirait qu’il n’y a personne. Moi et le réverbère, deux papillons dans son bocal. Et voilà qu’il s’éteint.
On dirait qu’il n’y a personne. Il n’y a, à dire vrai, jamais personne. À part en auto. Il n’y a personne de la journée, sauf à passer. Sauf à gronder. Que derrière des vitres. De tout le jour pas un piéton. Pas de, pas une vie piétonne. Et là…
On dirait qu’il n’y a personne. Personne pour être dehors. Personne. Rien. Rien ne se passe. Le soir. Le soir est une couveuse. La nuit. La nuit couve sous le soir.
Ce n’est pas entre quiconque que de telles phrases peuvent se produire. Se produisent. Ce n’est entre personne que de telles phrases se produiraient. Ce qu’il faut à de telles phrases c’est : personne. Pas une vie. C’est comme les hannetons. Ce n’est pas une vie. C’est l’atmosphère étouffante. Qui frise la canicule (soit une température de l’air ne passant plus de nuit sous les 20°C), qui la fait pressentir. Nous voilà donc au bord de la canicule. Nous nous y tenons. Nous ne respirons plus. Nous c’est personne. Suspendu à quelques derniers souffles, derniers oiseaux que gagnent, dans la végétation, le sommeil. Dans l’atmosphère épaisse. Oiseaux noyés dans l’immobilité des haies. Des ombres. Où l’atmosphère ne respire plus. Tout n’est plus qu’ombres. Sans un poil d’air, rien sur la peau malgré la rue. Les autos, rares, dernières autos du soir y étant les seuls, un à la fois, les uniques déplacements d’air. Ce n’est pas moi avec mon peignoir et mes poubelles… Derniers souffles. Avec les phares qui les balaient.
Des phrases comme ça sont instrumentales strictement. Personne ne se pose, ne pose sa voix sur de telles phrases. Elles sont pour rien. Ce sont des phrases pour personne. L’air non plus. N’est à personne. Elles se produisent ou émergent dans les haies. Par exemple. À leurs contours. Hannetons. Elles bouffent les feuilles de la photosynthèse. Elles se nourrissent aux souffles de l’atmosphère. Elles n’arrivent à personne, elles meurent avant. Ce sont des phrases qui ne viennent à l’idée de, que ne dit personne. Juste dans l’air. Par l’étouffement, par la lourdeur de l’air. Juste elles bouffent le vert. Il n’en demeure que du noir. C’est le soir. Pas la nuit encore.
C’est le soir tard, dans la rue personne, plus un bruit. Que ce chien. Le chien de la voisine au bout de son jardin, le bout qui finit en pointe à aboyer pour rien, tout le voisinage le sait, à aboyer pour un rien. Le reconnaît. Sur personne. C’est quoi son nom déjà ? Ma présence. Isolément.
Ça n’existe pas s’il n’y a personne.
Ce qui se passe dedans, ça n’a pas d’existence.
On n’entend que le volet électrique du voisin se baisser — et moi je le vois. C’est peut être ça, alors ? Dehors. Voir ça. Je vois d’en bas ici, là un carré d’une lueur orange à travers une moustiquaire, une lucarne, des fragments de plafonds.
On dirait qu’il n’y a personne. Et moi je suis là, à… À quoi ?
Je ne passe que des murs et des volets rabattus. La pierre seule est apparente. À cette heure, la vue d’ensemble, ma rue, est couleur pierre. Couleur chair. Ma rue, je l’enfile.
Dedans, dehors, quelle différence ? Tout ça est de la même peau.
Ou champ des seigles, avec le dernier entrefilet de jour. Et puis cela en passant se grise. Je suis en eau sous le peignoir. Sortie de bain homme.
Je fais un de ces bruits de roulement et de conteneurs aux trois quarts vides. Ou pleins de coquilles vides ou de sons creux. Mes grelots. Ce qui ne dure pas le temps de faire dix pas, ne prend pas plus des deux mains. J’oubliais de dire : j’habite au 3.
Ce n’est pas une rue d’abord. Mais un couloir. Le couloir du silence. Ou du son ? Sa coulisse ? Le conduit ? Auditif ? Tympan ? Toc toc ? Tout dépend.
D’un gravillon sous ma tong qui crisse, les façades m’en renvoyant l’écho. Comme si la pièce était vide. Ou la scène. C’est où le dehors, au théâtre ? C’est comme une pièce vide.
C’est le soir des poubelles. Donc. C’est le retour des soirs de poubelles.
Le retour du soir.
Qu’est-ce qui s’appelle ainsi, sortir les poubelles ? C’est quel jour ? Qu’est-ce qui avec les semaines, avec le retour des jours, leurs répliques, le temps a pris ce nom ?
Quel ébranlement ? Quel tremblement ?
À deux ans trois mois de distance, dans le roulement des poubelles, le fait de rouler les poubelles jusqu’au bout de la rue, une au bout de chaque bras. Rouler à la main les deux conteneurs de poubelles. Les bacs et leurs roulettes, deux, du tri. Le bac jaune (couvercle) pour tout ce qui est les emballages, c’est énorme, le volume que chaque semaine les emballages vides font de tout ce qui est écrit. Couvert d’écrit. Qui se lit ou pourrait, aurait pu être lu à même la surface artificielle, la matière d’artifice des emballages, leurs poids nets et égouttés et leurs contenances, le nombre de leurs suggestions de présentation. Et les publicités. Est lisible. Et les journaux. Tout l’artifice de tout ce qui s’imprime. La promesse de leur recyclage, c’est monstrueux. C’est incroyable. Tout le fictif. Le cycle des emballages.
Et le bac noir, celui à la serrure.
C’est comme ça : je les sors ce soir en vue de leur enlèvement demain matin. Elles passent la nuit dehors.
C’est quoi dedans ?
Je suis en sortie de bain. J’ai laissé derrière moi les hannetons du jardin. J’ai traversé la maison, ses lumières. J’y ai laissé ses occupants. Les miens. Je me suis chargé du sac, à bout d’un bras, j’ai pris les clés de l’autre main. C’est un sac poubelle à lien coulissant trente litres à moitié plein. C’est la même clé en double passée à un anneau auquel ont été nouées des lanières de tissus de couleurs. Je suis passé dans le garage, je n’ai pas allumé. J’ai ouvert. L’éclairage du réverbère est entré. Je suis entré dans sa lumière. Par le battant repoussé qu’encombrent deux vélos, je suis une poubelle à la fois passé, c’est juste la largeur. Trois fois donc. D’abord j’ai rabattu le couvercle jaune qui toute la semaine demeure en appui ouvert contre l’autre battant. C’est pour les lancer, les boîtes, les barquettes et les autres depuis le seuil du sas. J’ai retiré de dessus le noir la caisse du verre, en plastique débordant de bouteilles 70cl (de deux modèles exclusivement), d’une vitre brisée en plusieurs angles aigus et de tintements indiscrets, que j’ai déposée à terre plus loin. C’est toujours là : dans le passage. J’ai alors introduit une des deux clés dans la serrure du conteneur au tout-venant, et suis cette fois encore tombé sur celle qui tourne mal, en ai soulevé le couvercle ainsi libéré et y ai du bout de mon bras fait tomber le sac. Ce qui s’appelle lâcher et fait deux bras dans la même direction à peu près tendus. Me suis étonné d’entendre, comprendre au bruit mou et cascadant que mon sac avait rencontré autre chose avant de toucher le fond. Mais ne suis pas allé y voir.
Il y a quelque chose de raréfié, là. Du jour, ne subsiste qu’un fil comme sous une porte ou une paupière. Les lampadaires de la route viennent de s’éteindre. En cette saison, fin de saison, l’éclairage s’éteint quand il va faire nuit. Les lampadaires s’éteignent sur moi. 22h30 donc.
La raréfaction opère. Sur moi. Qu’est-ce qu’il y a ?
— Rien…
Il n’y a plus que moi. Les jardins se tiennent derrière les murs. La vie des jardins. Les jardins se tiennent comme les murs, dressés. En appui tendu contre les murs, en dedans des murs, dressés contre la rue. L’oreille en est dressée.
Le dernier merle a chanté, qui chante comme un homme, mi-sol-sol-do, que j’ai repéré depuis des jours, merle bien tempéré, qui règne sur un jardin de l’autre côté de la route.
Les jardins se tiennent hérissés d’ombre, contre le pan résiduel du jour, paupière quasi cillée. Et puis les jardins tapis. Les jardins noyés. Quand les jardins sont suspendus au silence. Ou au fait que je le garde.
Au débouché sur la route mes deux poubelles et moi je les positionne au bord, du trottoir, rejoignant celles des voisins, y sont-elles toutes ? C’est autour du stop et où la rue redevient route, ou la route se fait rue à peu près à l’endroit du panneau d’entrée de commune, de sortie, de leur encadrement, parterres et suspensions fleuris. Tout cela côté levant.
C’est le stop du début du livre.
Je tourne la tête, tout est là. Vers le côté levant de la route, le côté du stop, le côté champs de blé ou seigle, je ne distingue pas d’ici et ne prends jamais par là, la senteur d’été, forte comme émanée d’un corps, c’est eux, les champs, qui la transpirent le soir, cette odeur agricole et d’été, le côté sentant fort, ça sent la moisson, du peu de champs qui reste là. Le côté grisant. Je tourne la tête.
Vers son côté couchant, la route amorçant là où je me trouve une côte peu marquée en même temps qu’elle dessine une légère courbe vers l’agglomération, les jardins et le soir. Les lampadaires et le soir étant de la même lumière, étale, le soir finissant. Finissant là.
Le jour tire à sa fin. S’étire. S’étire. Le jour se tire en douce, en pente, se défile. En courbe. Se courbe. Se casse. Il n’est déjà plus là que comme une salissure. Il n’est déjà plus là. Il demeure des auréoles, des macules, des brunissures de jour par endroits, taches. Il ne fait plus que laisser des traces. Laisse sa trace. Le jour nous laisse. La laisse du jour. Tôt évanouie. Derrière lui. On est derrière lui. Voilà que ça s’éteint, qu’on est derrière le jour. N’ayant jamais été si près du jour le plus long ce qui ne fait rien à personne, on dirait. Le jour nous quitte et il n’y a personne. Personne pour être quitté. Personne pour voir. Pour le regarder filer : dans les yeux.
Nous sommes les premières maisons après le panneau d’entrée dans la ville. Car nous sommes un des derniers endroits des alentours, l’agglomération gagnant, où les nouveaux quartiers, les extensions des communes limitrophes, les écarts, ne se sont pas encore rejoints. Demeurent pas loin quelques parcelles de cultures. Les populicoles, cathédrales englouties, étant les seules vertigineuses. Nous sommes sur la ligne de front immobilière. Nous sommes sur la voie du lotissement général.
Je me tiens sur le bord du trottoir. En peignoir et tongs, un coude sur une poubelle. Au stop. C’est en tournant la tête. C’est dans le mouvement de tourner la tête.
Si j’excepte, juste de l’autre côté de la rue, le quartier résidentiel s’étendant, en fait, sur le territoire de la commune voisine en style vaguement acadien, dans sa particularité belliloise, tandis que de notre côté la tonalité serait plutôt, presque briarde, nous sommes au bout. À la pointe. L’extrémité. Quelque part l’Île-de-France s’arrête ici. Nous y sommes.
Et me voilà assis en face sur la lice en béton, clôture dite équestre ou normande qui court là sur une trentaine de mètres marquant la limite entre trottoir et parking et dont il n’a jusqu’à présent aucunement été question.
Je me vois là. Je me trouve là. Je m’attends là. Je me regarde.
Quelle étrange densité dans cet univers vide, chargé de sens de ce qui n’y est pas.. impressionné.
Vide dense, je retiens, merci Emmanuel