En elle rien ne témoigne qu’elle l’est. La porte est blanche. Rien en elle n’en est ébranlé. Son âme. Est peinte. Plus rien. Rien à sa surface — ses parements — n’en transparaît. Elle n’en paraît rien, elle est hors d’elle : elle a son retentissement tout hors d’elle. Maintenant, ses répercussions. C’est à l’intérieur — dedans — que la porte résonne, continue. Se dit âme, lorsqu’il s’agit d’un évidement intérieur permettant un emprisonnement d’air ; prise entre ses parements. Peinte en blanc, porte acoustique isoplane à âme pleine, bois massif, ou isolante phonique et thermique, tubulaire, alvéolaire, à parements plans, peinture laque satinée glycéro à lessivages, à chocs répétés, à finition lisse, très couvrante, blanc, en pot de 2,5 l.
La porte à emporter
C’est une honte cette porte. Dégueulasse. C’est infâme. Une porte pareille. S’étale dès qu’elle est ouverte à la vue des automobilistes. Si les conducteurs respectent le stop c’est à se demander : qu’est-ce que c’est. C’est à l’intérieur : l’envers du décor, l’intérieur du battant de la porte du garage ; c’est seulement le temps de suivre les longues, les circonvolutions des longues traînées de mucus que laissent les escargots, gros escargots aux coquilles empanachées de bourres de toiles d’araignées semées d’enveloppes vides de mouches, de débris de feuilles mortes, des yeux — c’est un temps distraits par elles, brillantes à travers le noir de poussière, de suie, d’échappement, que sais-je : brillant dans les phares.
La prendre à bras-le-corps
Rien ne transpire. Porte muette. Ne fait signe de rien. N’exprime rien. Elle résonne ailleurs. Demeure extérieure à son claquement. Elle est hors du temps. Elle est dans le temps. Entrée. Elle a quitté les trois dimensions de l’espace. Ici l’espace, c’est le vide. Elle a quitté l’atmosphère. Avec elle ce qui respire. L’espace ne rend pas un bruit. Intersidéral, l’espace silencieux. Est infini. Est l’ailleurs, l’espace d’une porte, la tête est ce satellite. Le silence se fait autour. Maçonnerie du silence. C’est dans le silence que la porte résonne. En silence.
Une porte garde le silence
Il y a deux portes dans la mort de mon père. J’allais dire : il y a deux portes à la mort de mon père. D’entrée ? De sortie ? La mort, cette mort est-elle un local ? Mon père a-t-il trouvé la mort entre deux portes ? Oui en quelque sorte. Il s’est cogné aux portes. Je ne sais par laquelle commencer. Pas la première — et pas à bien y réfléchir. Je suis la pente naturelle de l’image qui vient, la première venue. Ne commencerai pas, donc, par le début de sa mort. La première porte se présente après — au fond du couloir. Découverte après coup, contre-coup et confirmation de la seconde — dans l’entrée — : après reconstitution. Elle ne fait qu’enfoncer le clou de la seconde. Rabattre une porte close.
Embrasser une porte
Je sortais. Ça m’a pris : je suis rentré. Je suis revenu avec une bassine, eau, lessive, éponge, que j’ai posée sur le seuil. J’ai ouvert. (Je sors par la porte du garage en effet, notre porte d’entrée a un problème.) Toute la difficulté tient aux bras, au fait d’en avoir deux et, faisant face à telle largeur de battant, un de chaque côté du corps et, l’éponge étant dans la main droite (je suis droitier), pas du bon, la main au bout de mon bras gauche alternativement retenant par le loquet et empoignant par son chant droit ledit battant, le gauche si l’on se tient comme je me tiens alors sur le seuil du garage devant sa face intérieure, étant entendu (?) que je travaille porte ouverte : à la lueur du réverbère (on n’allume plus chez nous). J’y pense maintenant : j’aurais pu la caler. Par bonheur cette position d’assujettissement à la tâche par bras croisés ne dura pas plus d’un quart d’heure à vue de nez, les 2 m2 et quelques de laque blanche glycéro 30 ans d’âge retrouvant finalement leur éclat (j’ai changé l’eau une fois), ou son semblant.
À la porte
Par bonheur cette position d’assujettissement à la tâche par bras croisés ne dura pas plus d’un quart d’heure, tout le gris accumulé (du côté intérieur) de la porte rejoignant à vue de nez le brillant des sillons de mucus, séché ou non, que la faune y avait dessinés — retrouvant ainsi l’aspect blanc, l’air de blanc ou blanc de loin, la couleur du blanc qui fait tant de bien. (Je n’ai pas fait l’extérieur — je sortais.)
Les portes tournent autour de la maison
La porte claquée de colère. Dans un mouvement. Emportement. Autour de la porte aucun bruit. Claquemurée dans son silence. La porte demeure impassible. Brûlante, on n’ose plus y toucher — passer le long le dos de la main, en commençant par le haut et en descendant. La porte indifférente. Impalpable, l’insaisissable. Qu’est-ce qui t’a pris de claquer cette porte ? Tu crois l’avoir claquée derrière toi, elle est devant. Te casses-tu, non, tu restes là, dedans.
Claque la porte Deviens la porte
La porte est un principe ; agent plus qu’objet. La porte est un principe actif. Une solution ? Il y a une abstraction dans la porte. Une réserve, une rétractation. Droit de retrait ; point de rupture. Quelque chose ne se donne pas, ne s’offre pas. Une porte se refuse — elle s’impose et elle se dérobe. On ne prend pas la porte — mais on l’emporte. Munie d’une poignée, qu’empoigne-t-on ?
Théorie des portes
Tu l’as claquée, VLAM. Tu l’emportes, une porte fermée partout. Les ondes de choc vont-elles se perdre, vont-elles gagner, où vont-elles ? On dit qu’un battement d’ailes d’un papillon… La porte a son action en dehors de son mouvement : pas seulement isolante thermique ou phonique ; pas seulement occultante ; clôturante, ouvrante. Le rayon en est infiniment capricieux. C’est autour d’elle, la porte, de près ou de loin, que ça se passe. Elle, est sur ses gonds : pivote. Est-elle sortie de ses gonds ? Elle tourne : elle tourne autour du monde. De l’atmosphère, des souffles. Les portes sont les satellites de la maison. Ses antennes. Une porte en elle-même ne bouge pas. Pas un point du plan de la porte par rapport à un autre point du même plan ne bouge. Ce qu’elle articule n’est pas en elle. Ce qui s’opère en une porte, c’est une translation. La porte en soi, est toute d’un tenant — d’un battant. La porte est un pan. Toute porte est une potentielle déflagration.
Une porte est une arme
Les bras sont tendus. Ne plus respirer. Le séjour est plongé, est plongée dans le noir. Le bras droit envoyé dans le coin, les doigts ont des yeux dans le noir, le noir a des tentacules à bouts de bras, le noir est l’antre des bras, les bras droit dans le noir, les bras ont tous les sens, les doigts, n’allument pas, dans le noir, dessinent une maison. Un intérieur, il y a une sortie, une poignée, elle est au bout, tout, contre la porte.
La porte est ouverte
Aller au contact. L’acoustique se précise. Réduit. Mécanique. S’approche. Cliquetis. Les heures creuses tournent dans le vide. Le compteur électrique dans le noir. La minute est tendue comme un fil. Ici un luxe de précautions. Un fil se déchire, s’entend être déchiré, se sent, contre le pavillon de l’oreille, l’attention est aigüe, la motricité fine. D’araignée. Invisible : fait corps avec le noir. L’acuité, l’acoustique ici resserrée encore, en gorge, nouée, autour, auprès. D’une toile tendue entre deux portes. Ou filet de haute sécurité. N’y jeter aucun trouble. Pas de vague, ne rien faire ni laisser tomber. Surtout pas la clé flottant dans la serrure.
Entre deux portes
Commencer par la porte — depuis quand la mort est-elle un début ? Revenir par la porte, non par la mort. Intégrée à la décoration de l’entrée et du couloir attenant — un coude et celui-ci part dans l’ombre, à main droite la chambre parentale, à gauche les sanitaires et le garage, au fond —, moulurée, moquette murale lie de vin, bordeaux, prune, c’est selon, elle ne fait qu’une avec la cloison qui, à la vérité, est un mur de portes, dans l’ordre : placard (deux pans), cuisine, sous-sol. — Sous-sol : c’est elle. Le corps de mon père est assis contre.
Éclipse
Une, deux, trois portes dans le noir. La troisième est une éclipse de soleil. Si le soleil a la forme d’une porte de garage battante deux vantaux cintrée à suspensions latérales. Éclipse en quatre traits de lumière, halo filtrant entre porte et linteau, entre battants et jambages, entrant sous la porte, léchant son seuil. L’éclipse — c’est le jour, derrière — dessine le contour exact, peint de noir, de la porte devenue son ombre dressée à sa place et de là, noyant l’espace au lieu de se tapir au sol.
À la surface
De la profondeur du garage au contact de la porte, sa surface, la traversée s’effectue dans le temps de l’éclipse, nage en elle, dans le noir et le fouillis d’objets : il y a d’ici à la porte de tout dont entre les doigts se profilent les fragments, les saillies, les éclats, les masses. L’indésirable, intolérable, non-souhaitable, l’invisible ou invivable, inconservable, le recyclable, le dégradé, l’écarté, rejeté dans une espèce, dans l’ombre, d’antépurgatoire, s’habituer, prend une minute, requiert minutie, et d’aller parfois de profil. Entre guidons pour les hanches, pédales pour les tibias, sonnettes, échardes pour un doigt de trop les vélos venus se poser en équilibre contre les palettes d’un coup se dressant parmi les arêtes de caisses de rangement débordantes de sonorités dormantes, équilibrismes de cartons de livraison ou de déménagement, cartons ouverts, cartons vides, cartons emboîtés, empilés, cartons aplatis ou pliés ou déployés, qui peuvent servir, s’enfoncer ou remonter, quelle différence. Sans compter la caisse du verre. Et le sommeil de la maison suspendu au progrès de qui s’avance entre le garde et l’évadé, le noir de chaque instant et le noir de tous les dangers, le noir pendu à un souffle, la vie silencieuse du noir entre les mains. À bout de bras tendu. Contre la porte enfin, son battant, entre doigts et paume, et dans une concentration de tout le corps massé derrière enrobant la clenche du loquet à poucier de la porte. L’étouffant. La soulevant.
Membrane
Le tympan de verre de la porte contre le noir de la nuit. Sans tressaillir. Sans qu’elle tressaille. La porte n’a pas bougé. Où elle fut toujours vue, si elle le fut jamais, elle se tient. Où elle fut laissée pour porte. Là. Noire dans le noir. Noire d’un autre noir. Froide. Elle tient seule dans l’espace, contre lui. Porte-fenêtre. Contre le silence de la nuit. Et puis : contre la vitre de la porte, la condensation. En forme de respiration. Auréoles jumelles, deux pétales de buée, puis : fondues en une seule. Double nuée, fleur de buée. Et puis : dans le jour, à contre-jour, la trace, ou traînée grasse où se soupçonne un front ou une joue, et encore : plus bas, des doigts, une paume en bas de la vitre jusqu’à deviner, jusqu’à inventer comme deux jambes. Empreintes. Les effacer, tout : surprise. Pour ce faire, il faudra passer dehors. Ouvrir la porte désarçonnera une, deux, trois araignées qui, de la feuillure, se laisseront tomber qui sur l’épaule, qui sur le pied.
Papillon
Bien en vue — juste à hauteur du regard — : destiné à être vu — lu — en sortant, un post-it — une note amovible autoadhésive —, bleu ciel — bleu gris plutôt ou passé —, apposé sur (le parement lisse — blanc — de) la porte un temps porta en lettres capitales au feutre noir cette mention :
FERMER CETTE PORTE
sans nulle prière que ce fût, sans un merci, mais sans pour autant, à bien y réfléchir, qu’elle fût dénuée de ponctuation — ! —. Le papillon visait une personne en particulier, sous-entendu : cette note regarde d’abord qui ne l’observe pas. Chut-elle ? Sans que personne, dans la maison, n’ait posé la question, elle disparut — remise sans doute à plus tard. Note à qui la lira : un papillon ne ferme définitivement pas une porte. Celle-ci — et sans doute ne connais-je qu’elle — demeure, d’un blanc qui, comme tous les ouvrants et dormants du séjour, contraste relativement avec les murs blanc cassé ou crème, ou coquille d’œuf, mais claire, écume peut-être de l’intérieur peint. Entrouverte.
Ferme-porte
Dégoulinante ; gueulante ; criarde ; glaçante ; battante lorsqu’au détour d’un virage à 90° ; en épingle ; à la faveur d’un changement de direction brusque ; inopiné ; rapide dans un tournant ; dans un coin ; dans un cri ; un renfoncement ; une alcôve ; un double-fond ; un brouhaha ; dans le noir notre wagon ; nacelle ; voiture en rencontre ; surprend ; actionne ; fonce dans les panneaux ; volets ; vantaux ; tableaux aux motifs ; regards coulants ; géants ; gluants ; fluos ; phosphorescents ; flippants ; imitation bois s’ouvre ou, si prompte à s’ouvrir, nous devance ; détecte ; fait illusion ; croire qu’elle est choquée, commandée par une cellule ; un capteur photosensible ; système électrique ; pneumatique sur notre passage ; sous nos rires ; nos clameurs ; frissons ; voltefaces la porte rien moins que grinçante d’un manoir ; d’une cave ; d’une cellule ; d’un tombeau ; d’un placard nous plongeant dans l’obscurité ; les flashes ; projections ; visions automates ; grotesques ; repoussantes ; attractives ; coutumières de la peur en tube ; en train ; en boîtes qui font AAAAAAAHHHHHHHH ; en images ; en embuscade et d’effets escomptés en effets déçus en effets surjoués ; surlignés ; outrés ; dépassés se déploie ; referme sur nous ; nous éjecte ; évacue ; recrache sur un rail le dispositif ; parcours ; circuit ; manège au long duquel tout trahit son mécanisme ; son intention ; répétition ; sa manœuvre ; sa manigance ; sa fausseté.
il faut un mot de passe___G. Perec
… impressionnantes d’images et de résonnances ces portes ! Merci à vous.
Merci à vous, Christiane
Résonance en effet avec quelque chose de la vibration, le rapport à une physique très particulière, la place de la géométrie, les effets d’allers retours entre le concept et l’objet brut, l’effet de dématérialisation de l’objet, le retour à soi, mais un soi lui-même géométrique, minéral, parfois, ce corps dont on précise la posture, les angles, un petit fond de folie aussi, où l’objet devient source d’un étrange délire, transforme l’espace, me fait penser à certains épisodes de la quatrième dimension etc et etc et sinon j’ai beaucoup aimé les escargots, bravo. Puisqu’il n’y a pas de codicille, pourrais-tu l’ajouter en expliquant l’histoire de l’écriture de ces textes ?
Qu’est-ce que je peux te dire ? J’avais envie de faire une revue de portes façon cabaret. Il y a ici trois quatre feuilletons tressés ; l’idée que chaque paragraphe puisse, en soi, être une porte rejoint celle qui me tient très à cœur de paragraphes conçus comme teasers ou cliffhangers. Je me suis dit : portes épinglées, train de portes, flipper… D’où à la fin le clin d’œil au train fantôme
Décidément tu es dans ta phase synopsis et cinéma !… Ce qui est intéressant c’est que des fois on (je…) ne comprend(s) rien, à la lecture, d’où ce sentiment de délire, un peu comme le discours paranoïaque, tout va bien puis d’un coup la conversation vrille avec certains mots qui deviennent porteurs d’une réalité dense et très importante pour la personne qui parle et que l’interlocuteur (a priori) sain, ne comprend pas.
Cela m’embête évidemment de me voir signifier que je peux être opaque ou incompréhensible. L’écriture de certains de ces paragraphes est toute entière tendue par des ressorts poétiques, où effectivement les mots jouent entre eux et font partir une situation a priori quelconque dans l’espace. Je me pose souvent la question de ma lisibilité. (Comment faire qu’écrire ne se réduise pas à parler tout seul ?) Peut-être cette écriture est plus adaptée à une mise en forme poétique… D’un autre côté, je prends conscience en travaillant à ces derniers textes qu’ils me donnent la matière d’un parler incohérent ou décomposé qui pourrait être la manifestation d’une voix, donc d’un personnage, pour le livre à venir — car nous en sommes encore là, n’est-ce pas ?
ce n’est pas illisible, je fais des raccourcis et j’ai aussi une lecture paresseuse. Une voix en effet, mais qui a un peu parfois qqch d’un soliloque. Ça procède par saut et juxtaposition, puis ça s’attarde, tourne autour d’un point pour le formuler, le reformuler, où ça tire un file à partir d’associations d’idées. Trois petits chats chapeau de paille. OU encore l’extrême précision qui conduit à la fragmentation, la dilution. Cela pourrait être la voix de qqn qui délire, ou alors tout simplement la voix d’un très jeune enfant.
Oui
Christophe, tu m’as donné un commentaire sympa de mes portes; le tournis, dis-tu ? j’aurais pu en ouvrir tant et tant d’autres. mais que mon écriture est sage à côté de la tienne. j’aime ton délire. merci
Merci à toi Christiane