27 septembre 1978
Ce mercredi matin tu as pris le school bus pour aller au lycée ou plutôt High School de la ville du Connecticut où tu t’es installée avec ta famille il y a à peine trois mois. Dans la candeur de tes quinze ans tu vis cette aventure avec ravissement. A quinze ans c’est ton troisième déménagement, mais le premier à l’étranger dans un pays dont tu ne comprends pas encore la langue. Tout est nouveau et enthousiasmant. Les cours que tu suis à la High School, tu les as choisis dans l’épais livret contenant toute l’offre d’enseignement à laquelle tu peux avoir accès, une offre éblouissante par sa richesse et la liberté qu’apporte le choix des matières étudiées, comme une grande bouffée d’oxygène, à l’image de ce pays. Tu te sens bien dans ce nouveau lieu, même si tu es un peu perdue au début. Vers midi tu as déjeuné dans le student center, cette immense salle au centre du lycée où les élèves se retrouvent entre les cours et peuvent s’asseoir autour de tables rondes pour manger, travailler, échanger, traîner. Ici tout est aménagé pour le confort et le bien-être des élèves, les professeurs et le personnel administratif sont bienveillants, chacun t’aide à t’intégrer. Après les cours, vers 15h, tu rentres chez toi, dans la grande maison bordée d’un ruisseau qui s’écoule entre les arbres du jardin. Ici tout est grand, spacieux, démesuré presque par rapport à la France étriquée et étouffante dont tu viens. Ta chambre est grande, avec une télé sur laquelle tu regardes des soap operas en rentrant du lycée, tout en te régalant de chocolate chips cookies préparés à partir d’un mélange tout prêt auquel tu n’as qu’à ajouter des œufs avant de le mettre au four. Devant la fenêtre de ta chambre se dressent de grands arbres sur lesquels tu vois gambader des écureuils et ces drôles de petits chipmunks qui n’existent pas en France, mais que tu connaissais à travers les personnages de Tic et Tac de Walt Disney. Après ta pause goûter/télé tu dois te mettre au travail pour faire ta seconde par correspondance avec les cours du CNTE. Le programme français étant très différent du programme américain et ton séjour aux États-Unis ne devant durer que deux ans, continuer ta scolarité française en parallèle du lycée américain est indispensable.
27 septembre 1979
Il fait chaud encore, c’est l’été indien, « une saison qui n’existe que dans le nord de l’Amérique », comme le chante Joe Dassin. Un moment unique où dans la tiédeur de l’été finissant, la nature, repeinte par une palette magique, explose de rouge, de jaune, d’ocre et d’or. Ces couleurs t’enchantent. Tout semble s’illuminer et s’ouvrir autour de toi. Cette année tu as décidé de ne plus suivre les cours par correspondance du CNTE, tu veux profiter de ta vie américaine avant de devoir rentrer en France l’été prochain. Tes parents ont laissé faire. A tes seize ans, au printemps, tu as passé ton permis de conduire et gagné en liberté pour sortir et voir des amis. Ce jeudi après-midi, après les cours, tu empruntes la voiture de ta mère pour te rendre chez ton amie Laurence, une française dont tu as fais la connaissance au lycée. Elle porte le même prénom que toi et vous êtes rapidement devenue très proches. Dans sa grande propriété l’après-midi s’écoule dans le confort et l’insouciance, entre fous rires d’adolescentes et papotages futiles. En partant tu croises son petit frère assis à une table de jardin avec leur mère, il doit avoir cinq ans, absorbée par tes échanges complices avec Laurence, tu remarques à peine son visage poupin sous ses boucles brunes..
27 septembre 1981
Ce dimanche, comme presque tous les jours depuis ton retour en France, il y a un an, tu broies du noir, ton ventre est noué, tu respires mal. Tu redoubles ta première et tu sens bien que tu ne vas pas y arriver. Tu ne voulais pas revenir en France. Tu as bien essayé de fuguer avec ton petit ami pour échapper à ce retour forcé, mais vos plans ont échoué. Ses promesses de vous retrouver, ton intention de retourner là-bas à ta majorité t’ont permis de tenir quelques mois jusqu’à ce qu’il t’appelle pour te dire que c’était fini. Ce jour-là tout s’est écroulé et tu t’es pétrifiée dans un état de sidération désespérée. Tu y avais cru à ses promesses et tu voyais ton avenir là-bas. En plus du choc de l’arrachement brutal de ce pays où tu te sentais bien, tu t’es retrouvée au lycée des Ulis, un univers froid et carcéral auquel tu ne comprends rien. Tout est laid et brutal dans cette ville nouvelle artificiellement posée au milieu des champs. Rien entre les blocs de béton déshumanisés du lycée et le vaste parking du centre commercial, seul lieu où aller entre deux cours. Il n’y a qu’à traverser la rue, puis se faufiler entre les voitures stationnées, pour arpenter ces allées sans âme, mais pour y faire quoi ? Tu es perdue, tu ne comprends plus rien, toi qui adorait étudier, tu n’y arrives plus, tu es en chute libre. Ce matin tu t’es levée tard, déçue de te réveiller encore une fois dans cette réalité dont tu espères chaque soir avant de t’endormir qu’elle n’est qu’un cauchemar dont tu te réveilleras le lendemain matin. Après le triste et silencieux déjeuner familial du dimanche, tu es remontée dans ta chambre, dont tu n’es redescendue que le soir pour dîner. Tu es seule au milieu d’une famille malade. D’affreux cauchemars hantent tes nuits.
27 septembre 2001
Après avoir accompagné les enfants à l’école primaire tu reviens à l’appartement, tu ranges un peu, puis tu essayes de travailler, mais tu n’arrives pas à te concentrer. Tu repenses à cette amie à la sortie de l’école il y a deux semaines qui t’a demandé si tu avais vu ce qui se passait à New York. Non, tu n’étais pas encore au courant, mais en rentrant chez toi la télévision a fait surgir l’horreur dans ton salon. Tu n’apprendras que longtemps après que Jason, 26 ans, le petit frère de ton amie Laurence, travaillait au 94ème étage de la tour sud du World Trade Center ce 11 septembre. De la fenêtre de la salle de réunion où il se trouvait il ne pouvait pas voir la tour nord déjà impactée et a poursuivi son meeting jusqu’à ce que le second avion percute sa tour entre le 77ème et le 85ème étage. Il est mort ce jour-là, comme 2763 inconnus, dont une vingtaine originaire comme lui de la ville de Greenwich, mais lui tu le connaissais, du moins tu l’avais croisé quelques fois chez ton amie. Dans la sécurité de l’appartement vide, tu repenses à ces corps qui tombent sur fond de ciel radieux défiguré par les flammes et d’épaisses volutes de fumée noire, tu revois l’effondrement des tours et l’ensevelissement de la ville sous le nuage de cendres, la fuite éperdue de ceux qui travaillaient à proximité, dont un de tes amis américains faisait partie et qu’il te racontera. Tu penses à Laurence et sa famille. Comment survivre à ça ? Pourtant ici la vie continue. 16H30, tu retournes à l’école chercher les enfants. Il fait beau, tu les emmènes au parc où tu essayes de lire un peu pendant qu’ils jouent, loin des tragédies qui dévorent le monde. Il faut ensuite rentrer et tout s’enchaîne sans pouvoir souffler : les devoirs, le bain, le repas, le coucher jusqu’à ce que toi aussi tu t’effondres, épuisée, pour la nuit.