Mardi 27 septembre 1988
Journée jaune. Jaune comme la longue tartine de pain grillé que papa m’a préparée ce matin au petit déjeuner ou bien comme les frites qu’il y avait à midi à la cantine mais je n’en ai pas mangé beaucoup parce que V. s’est servie comme quatre et je n’ai rien dit, j’ai laissé ma colère bien au chaud à l’intérieur comme je sais bien faire. V. est ma meilleure copine tout de même. On ne se quitte jamais, on est un peu comme des sœurs toutes les deux. Je n’ai pas eu de sœur, elle, elle en a une mais je ne crois pas qu’elle l’aime beaucoup : elles n’ont pas le même papa. A la récré, on a joué à tourner en rond le plus vite possible autour des platanes qui sont dans la cour et on regardait les garçons et on s’inventait des histoires où on vivrait comme les grands avec notre amoureux et on ferait ce qu’on voudrait. Moi, mon amoureux, c’est J. mais je crois que lui, il ne m’aime pas d’amour mais juste d’amitié alors je ne lui dis pas. La vie continue comme si rien ne s’était passé, comme si maman n’était pas morte dans l’été quand tout le monde est en vacances au bord de la mer. Tous mes copains et mes copines savent sans que je ne leur aie rien dit depuis le premier jour de la rentrée et j’ai l’impression qu’ils me regardent bizarrement comme si j’avais une maladie grave. Tout le monde me plaint un peu à cause de ça, parce que ça n’arrive pas ce genre de chose en principe quand on a dix ans, et j’ai vraiment pas de chance et tout et tout. Même la maîtresse, Mme M., je le vois bien, elle est plus gentille avec moi qu’avec les autres comme si j’étais pas pareille. A cinq heures, c’est M. qui est venue nous chercher et qui a parlé longtemps avec la maîtresse de mon frère qui s’est encore fait remarquer à l’école. Celui-là, il fait n’importe quoi tout le temps, je sais pas pourquoi enfin si, je sais bien… Je déteste M., elle est la première à faire comme si de rien n’était, c’est comme si elle était contente de ce qui est arrivé. A la maison, j’ai fait mes devoirs en cinq minutes, regardé des dessins animés à la télévision et attendu que papa rentre pour manger. Il était tard mais je ne me sentais pas fatiguée. Et comme M. dit toujours qu’il ne faut pas gaspiller l’électricité et laisser la lumière allumée le soir, j’ai lu en cachette dans les toilettes un livre que j’ai trouvé dans la bibliothèque de papa (il en a plein et pourtant il ne lit jamais), « Chien perdu sans collier » ça s’appelle, ça m’a plu comme titre et c’est triste comme j’aime. Et puis j’ai commencé ce journal sur un petit cahier à grands carreaux parce que je n’en ai pas d’autre. De toute façon, je n’ai pas envie de dormir parce que moi, je ne veux pas faire comme si de rien n’était. Parce que déjà plus rien n’est comme avant.
Vendredi 27 septembre 1995
Journée grise. Debout à six heures quinze. Je me suis préparée au ralenti, ai mangé peu et repoussé la longue tartine grillée que mon père m’avait encore préparée bien que je lui aie répété cent fois que je n’aimais pas ça, que ses tartines sont trop longues et que je n’ai pas faim le matin quand je me lève si tôt. Même le chocolat au lait me donne des crampes d’estomac jusqu’en milieu de matinée. Je mange le moins possible parce que je veux perdre quelques kilos mais ça, je ne peux pas lui dire, il se moquerait de moi. Et puis j’ai dû lui demander des sous pour manger à midi alors j’ai préféré éviter la dispute, me taire et jeter la tartine au fond de la poubelle dés qu’il a eu le dos tourné. A sept heures, j’ai pris le car qui devait me conduire au lycée à trois quart d’heure de route de ce petit village paumé où nous avons emménagé dans l’été. Il pleuvait à verses et j’étais déjà trempée quand je suis montée à bord du véhicule encore à moitié endormie. Ce n’est qu’au bout de vingt minutes que je me suis rendue compte que nous ne prenions pas la même route que d’habitude et que c’était parce que je m’étais trompée de car ! Je me suis sentie encore plus nulle que d’habitude. J’ai dû attendre d’être arrivée à P. pour changer de véhicule et suis arrivée au lycée avec une demie-heure de retard mais c’était la première fois alors on ne m’a rien dit. Avec les quinze francs que mon père a consenti à me lâcher, j’ai pu m’acheter un sandwich au Point chaud du quartier pour déjeuner à l’extérieur, sur des marches d’escalier, avec L. Ça changeait du self. J’ai enchaîné sept heures de cours où on nous a rebattu les oreilles sans arrêt avec la préparation du baccalauréat alors que nous ne sommes qu’au mois de septembre ! Puis F. est venu me chercher à la sortie pour passer le week-end chez lui, enfin chez ses parents. Faveur concédée par mon père pour se faire pardonner d’avoir quitté la ville sans me demander mon avis. Soirée télé comme un vieux couple. M’en fous ! Tant que je ne suis pas chez moi… De toute façon, je ne suis nulle part vraiment chez moi. Mais bientôt j’aurai 18 ans et tout va changer. Il faut juste attendre encore un peu.
Jeudi 27 septembre 2007
Journée bleue. Au réveil, le soleil brillait haut dans le ciel au-dessus de la mer de nuages automnale qui recouvrait la vallée et les Gorges en contrebas. Il a fait frais le matin mais encore très doux dans le courant de la journée. La végétation du Causse commence à peine à se parer de son manteau aux couleurs rouge, orange et or. J’espère que le beau temps durera jusqu’à samedi. Je me suis rendue au travail toute guillerette, la tête ailleurs. Restaient encore quelques menus préparatifs pour après-demain. Coup de fil de ma belle-mère, de D. et de B., passage chez l’esthéticienne et chez la coiffeuse pour confirmation de l’heure des deux rendez-vous. Pas de nouvelles de mon père, plus la peine d’espérer et c’est tant mieux ainsi. J’ai consacré la soirée à fignoler mon petit discours pour le soir, les remerciements, n’oublier personne. Il y a tant de choses à penser que j’ai peur d’en oublier alors je note sur des bouts de papier, je fais des listes mais cela ne change rien. Mes niveaux de stress et d’excitation sont au plus haut. Ce soir, je ne parviens pas à m’endormir. Je me demande comment je vais réagir à tout ça, j’espère ne pas pleurer, pour le maquillage, maîtriser mes émotions, tu parles, maîtriser quoi ! Ce n’est pas ce jour-là que tu vas maîtriser quoi que ce soit ! Et puis arrête à la fin de vouloir tout maîtriser ! Et si tu faisais la plus grosse erreur de ta vie ? Si ce n’était pas LE bon ? Et qu’est-ce que ça veut dire « LE BON » d’abord ? Et si tu changeais d’avis au dernier moment ? Si tu le regrettais ? Si après, plus rien n’était pareil entre vous ? Y en a qui disent que le mariage a tout changé dans leur couple… J’ai bien essayé de lui parler de mes angoisses mais il n’y comprend rien. Son assurance sans borne, sa confiance en lui si infaillible me laissent perplexe. Je ne devrais pas et pourtant je me suis sentie seule en rejoignant mes draps. Mais je sais bien ce qui me manque, celle qui me manque et qui me manquera autant dans deux jours, dans dix ans, dans cinquante, à chaque étape de ma vie. Et l’écrire à l’envi n’y changera rien mais je l’écris, le réécris quand même, toujours, encore, de toutes les façons et de toutes les couleurs.
Jeudi 27 septembre 2018
Journée blanche. Les jours s’enchaînent sans pause. Debout à sept heures, me suis préparée à la hâte comme d’habitude. Les enfants se sont levés à leur tour. Répéter les mêmes mots, les mêmes consignes, se fâcher parfois, tellement peur de ne pas être dans les temps… Là voilà la pause. Être dans les temps, quelle drôle d’expression ! On est dans le temps, pris dedans comme dans un filet, comme une mouche dans une toile d’araignée, impossible d’y échapper. On aura beau lutter, s’insurger envers et contre tout, on restera dépendant, prisonnier, aliéné au temps. Mais encore, dans les temps (dans l’étang ? dans-les-tant ?) il y a tant de temps différents. Tant de choses à faire avant de mourir, tant de films à voir, de livres à lire, d’autres à écrire, de pays à visiter, de chemins à parcourir, de gens à rencontrer… dans le temps restant. Il y a le temps des adultes et celui des enfants, immédiat, hors-temps, il y a le temps du travail et celui de l’école, le temps de la semaine et celui du week-end, il y a le temps qu’il fait dehors, le temps qui passe et celui qui s’arrête, le temps logique et le temps chronologique, le temps long et celui qui s’étire, les temps durs et celui des cerises… Bon, bref, il y a l’heure qui tourne (ou plutôt les aiguilles sur le cadran de la montre ou bien les chiffres sur l’écran du portable) et on se doit d’être à l’heure, celle qu’on nous a fixée de l’extérieur et qu’on a bien incorporée à l’intérieur, question d’organisation sociétale. J’ai quitté la maison vers huit heures trente pour une journée de formation. La formatrice avait une voix apaisante et douce qui faisait du bien. Le groupe était bienveillant et l’ambiance détendue. Échanges de pratiques et d’expériences diverses. Je suis rentrée à la maison épuisée mais la tête pleine du désir de continuer. S’occuper des enfants en tentant de prendre le temps malgré tout en étant dans les temps… Pas facile. Juste envie de prendre le temps, du temps pour moi, me reposer, écrire ces quelques lignes insignifiantes, presqu’inutiles, sur la couleur de mes jours. Avant de reprendre demain sur les chapeaux de roue cette course du temps qui échappe et ne finit jamais.
J’aime beaucoup votre palette de 27 septembre, vivants et pleins. Très sensible aussi à la méditation sur le temps qui clôt le texte en ouvrant sur l’horizon. Merci donc !
Et bien tu pourrais revisiter ton manuscrit à l’aune de ces 27 septembre à mon avis… ce serait pas mal non ?
Merci Marlen pour cette suggestion, moi qui ai l’impression d’écrire toujours la même chose…