Peut-être que c’est le téléphone qui avait tout déclenché, et peut-être que tout a commencé lorsque j’ai réussi à prendre le téléphone et composer un premier numéro, puis un second…
c’est par le téléphone que nous est arrivé cet événement particulier dont même avec le recul il est difficile de parler, cet événement qui finalement a peut-être tout déclenché.
c’est au téléphone plus tard que je lui ai parlé, parlé pour la première fois que je lui ai raconté.
c’est au téléphone que j’ai contacté Corfitz pour la première fois. Je crois que cela s’est bien passé, que je n’ai pas eu de mal à le faire, c’est étrange mais pour le premier appel téléphonique de cette histoire de tout reconstruire tout recommencer le premier appel que j’ai donné ne m’a pas posé de problème. C’est à dire que je ne m’en souviens pas, je ne me souviens pas qu’il m’aie posé de problème. Toujours pourtant téléphoner avait été compliqué, toujours cela m’avait posé problème mais pas le premier appel, pas celui que j’ai passé à Corfitz. ou alors peut-être que j’ai oublié. Peut-être que j’avais eu l’habitude de téléphoner à des gens comme Corfitz et que je savais que je n’aurai pas besoin de parler d’expliquer pourquoi je voulais la rencontrer, il me suffirait de dire que je voulais la rencontrer et elle me dirait simplement qu’elle pourrait me recevoir à telle ou telle date et alors moi j’aurai juste à pouvoir lui répondre que oui d’accord, cela ce n’était pas compliqué, enfin, j’avais l’habitude, je savais faire. Du moins je crois que c’est comme cela que ça c’est passé.
Meyerbaum je pouvais aller le voir sans lui téléphoner je le connaissais déjà assez bien pour cela, et lui téléphoner à lui je dois dire, je ne sais pas pourquoi cela ne me posait pas toujours de problème, parfois oui, bien sûr, mais pas tout le temps et en général je m’en sortais bien quand je devais l’appeler même si je n’aimais tout de même pas le faire. Je vais d’ailleurs devoir le faire après la rencontre que j’aurai avec lui et je vais mettre tout de même plusieurs jours à oser l’appeler, mais pour le rencontrer je n’avais pas eu besoin de le faire.
C’est par téléphone que j’avais dû contacter Beighle pour la première fois et cela a été bien plus compliqué tout de même, déjà parce que tellement je déteste vraiment téléphoner mais ensuite parce que je me doutais qu’il faudrait que j’explique pourquoi je voulais la rencontrer, et cela je ne savais pas trop encore comment le faire, même si je connaissais désormais le mot, le mot qui expliquait je n’avais pas encore bien appris à le prononcer. Le fait de connaître le mot finalement n’était pas encore tout à fait suffisant, je ne l’avais pas encore apprivoisé ou c’était lui plutôt et je n’osais pas encore le prononcer, d’ailleurs il était polymorphe, ce qui n’arrangeait pas mes affaires son utilisation ni l’habitude de sa prononciation. Mais avec ma timidité et le fait que je ne le connaissais pas encore assez pour pouvoir comme ça tranquillement le prononcer comme si nous nous connaissions c’était vraiment compliqué.Il faut du temps pour adopter un mot pour se familiariser avec, même si avec ce mot d’une certaine façon nous étions comme ces jumeaux qui à la naissance se trouvent pour des raisons inconnues ou connues particulières bonnes ou mauvaises, séparés.
Finalement j’avais réussi à lui téléphoner et évidemment elle m’avait demandé, exactement comme je le craignais, la raison de mon appel et donc là avec le mot que je n’arrivais pas à prononcer c’était compliqué d’expliquer, d’expliquer pourquoi j’avais besoin d’elle, et pourquoi je voulais tout reconstruire et tout recommencer et évidemment j’avais bafouillé trébuché dans les phrases dans la grammaire dans l’élocution dans l’articulation, mais comme par miracle un miracle de la volonté de la nécessité dans laquelle je me trouvais j’avais réussi mais je ne sais comment. Il y a tellement de choses que j’avais faites dont je pourrais dire que je ne sais pas comment je les avais faites. je ne sais pas. je ne sais toujours pas même aujourd’hui. parfois à ma demander si c’était bien moi qui avait fait ces choses là. Je ne sais pas. peut-être que c’était la présence du mot désormais qui m’aidait à faire des choses que je ne croyais pas possible. peut-être. et alors d’une voix tout de même pas très encourageante pas très engageante, mais elle ne le sera presque jamais, elle m’avait proposé de nous rencontrer le vendredi 25 février à 17 heures,et c’est une date que j’avais bien notée sur mon carnet violet. je l’avais bien notée bien écrite c’est même la première chose que j’avais écrite sur mon carnet violet, celui sur lequel je vais prendre les dates pour les rendez-vous pour reconstruire et tout recommencer, parce que des dates des rencontres j’allais en avoir beaucoup évidemment pour pouvoir mener à bien tout reconstruire et tout recommencer. je n’avais pas le choix il fallait faire preuve d’organisation. en plus de patience. de beaucoup de patience.
Pour Lesnuite, et Urside ensuite cela avait été assez simple aussi, finalement, en tous cas je ne m’en souviens pas, comme pour Corfitz, je ne me souviens pas que cela m’aie inquiété angoissé, je ne me souviens pas d’avoir tergiversé beaucoup. même si surement j’ai dû le faire, parce que toujours j’hésite, je prends du temps avant de me décider. Cela aurait pu être encore plus compliqué que pour Beighle ou au moins autant, plus difficile encore à expliquer en quoi j’avais besoin d’eux pour tout reconstruire pour tout recommencer, mais non finalement cela s’était fait, j’avais téléphoné et puis j’avais pu les rencontrer, à vrai dire, finalement cela aurait été aussi bien si je ne l’avais pas fait mais on ne sait pas toujours les personnes qu’il faut rencontrer, les personnes auxquels il faut téléphoner. Le téléphone permet de passer d’une personne à l’autre pour communiquer, comme un tunnel d’individu à individu sans se voir ni se toucher, mais ce n’est pas un passage d’un moment à un autre moment plus éloigné, pour connaitre le futur et voir ce qu’il va passer, et voir si l’on a eu raison de téléphoner à une personne en particulier.
Pour les autres, pour Lavergne, et monsieur T, je n’avais pas eu besoin de téléphoner, je les avais contactés par écrit et non par téléphone et c’était bien plus facile. du moment qu’il ne faut pas parler au téléphone c’est plus facile. je peux le faire. Pour l’inconnue la femme que j’ai rencontrée en premier je n’ai ni téléphoné ni utilisé aucun autre moyen de communication puisque je savais où elle se trouvait et qu’il suffisait de pousser une porte pour la rencontrer c’était comme cela que cela fonctionnait avec elle. pousser la porte et je pouvais la rencontrer. mais même cela n’avait pas été tellement facile. mais je l’avais fait.
Le plus dur avait été de téléphoner pour obtenir ce qui allait être la rencontre du 27 janvier. Je m’en souviens encore très bien. ce fut comme si toutes mes craintes habituelles s’étaient cristallisées dans cet appel, comme si toutes les craintes que je n’avais pas eues avec Lesnuite et Urside ou Corfitz avaient ressurgis soudains. J’ai tourné un bon moment autour du téléphone, je n’osais pas, je craignais une difficulté indépassable, un refus dont j’aurai eu, il me semblait à ce moment-là, beaucoup de mal à me remettre, un refus dont les conséquences m’auraient parues dramatiques un refus que je ne pouvais envisager que je ne pouvais croire mais qui m’inquiétait pourtant, je me sentais funambule avançant sur un fil à de dangereuses hauteurs avec l’espoir que la personne que j’allais appeler aurait le pouvoir de m’attraper d’une main ferme pour m’amener jusqu’à la surface solide mais lui attribuer ce pouvoir salvateur signifier aussi lui attribuer celui de me faire sombrer dans le vide.
J’avais mis plusieurs mois à me décider à appeler.
Aller vers les autres était nécessaire je n’avais pas d’autre choix je ne pourrai rien faire pas avancer sans les autres, mais lesquels? vers qui exactement devais-je me tourner? c’était une autre difficulté qui se présentait. choisir vers qui aller, choisir les personnes qui seraient les mieux à même de m’aider. Ils étaient plus nombreux ceux qui ne pouvaient rien faire pour moi, très nombreux ceux qui ne savaient qui ne pouvaient rien qui ne voulaient même rien entendre qui ne s’intéressaient pas qui pouvaient dire passez votre chemin et qui même vous regardaient d’un œil bizarre dont le dédain coulait comme une larme, mais cependant il y avait aussi des humains qui disaient nous pouvons vous aider nous pouvons attraper votre main pour vous permettre de traverser de surmonter les difficultés que la découverte a fait apparaître devant vous. Mais les mains qui se tendaient étaient-elles assez fermes pour me retenir pour m’éviter de sombrer? Comment savoir vers qui se tourner dans ce brouillard, dans cette sorte de clandestinité comment se décider à aller vers les uns plutôt que vers les autres, d’une certaine façon il était impossible de se décider, il fallait à la fin laisser l’arbitraire intervenir et l’émotion comme de jeter des dés et dire voici mon choix, voilà ce que j’ai décidé, voilà ce qui sera le mieux pour moi et ensuite s’y tenir et si besoin s’en persuader absolument et se dire c’était le meilleur choix, j’ai pris la bonne décision, j’ai bien réfléchi bien pesé le pour et le contre bien analysé bien étudié la question sans doute aucun mon choix est le bon, et si besoin ensuite le défendre avec acharnement contre les personnes qui oseraient le remettre en question. J’ai mis plusieurs mois à me décider passant d’un choix à l’autre suivant, comment faire autrement, mes humeurs, mes pensées, tournantes et indécises comme le vent. Et puis j’avais fini par choisir par me décider et j’avais noté un numéro de téléphone sur mon carnet.
Et un matin je m’étais trouvée donc devant le téléphone et je devais prendre mon élan pour arriver à me saisir du combiné et composer le numéro. Au delà des nombreuses craintes qui entouraient comme des gardes du corps l’appel que je devais passer la vérité est que téléphoner m’angoisse, je l’ai déjà dit, et il n’est pas rare, même (ou surtout) lorsque la raison de mon appel est bien moins importante que cette fois-là, il n’est pas rare que je tourne pendant des heures, parfois des jours à force de repousser l’obligation (car seule une obligation peut me pousser à téléphoner) autour du combiné sans arriver à me décider à le prendre entre mes mains et à marquer un numéro. Et ensuite entendre la première sonnerie parfois après quelques secondes puis ensuite les suivantes régulières l’une après l’autre comme un métronome dans la crainte que ces ondes bien réglées ne soient interrompues par une voix inconnue.
Cet acte m’exige presque toujours un effort surhumain. Et attendre et écouter les sonneries au bout du fil après avoir marqué les numéros sur un combiné est d’abord source d’angoisse parce que chaque sonnerie porte la menace comme un précipice d’anxiété que l’instant arrive où je devrais me mettre à parler et bafouiller et me perdre dans d’incompréhensibles explications, à murmurer des mots incohérents, à ne plus savoir soudain comment m’exprimer, et parce que chaque sonnerie porte en elle la crainte d’avoir interrompu et dérangé une vie. Cependant, si l’attente se prolonge et lorsque je comprends qu’aucune main ne décrochera le téléphone l’angoisse se transforme progressivement comme un ciel qui s’éclaire après l’orage en un merveilleux soulagement et au moment où je devine mon appel inutile je me sens soudainement absolument capable, sans peur et sans angoisse, comme si le courage venait d’apparaître à l’horizon, de le prolonger indéfiniment et de laisser le téléphone retentir au loin parce que, toutes mes craintes ont progressivement disparu comme une marée qui se retire. Et j’aime alors que l’attente se prolonge dans le vide que les sonneries se perdent dans des espaces inoccupés que leur sonorité vaine ne vibre que pour elles-mêmes, pour rien, inutile musique, telle une œuvre que je pourrai composer à l’envie, sans fin et que personne n’entendrait. Et souvent je dois l’avouer il m’arrive, quand j’ai compris qu’il ne se passera rien de l’autre coté du fil, que personne ne répondra, que ma musique ne bouleversera que le silence d’une pièce vide comme un écho lointain perdu comme les gestes inutiles d’un naufragé sur son île qu’aucun bateau ne verra, il m’arrive de laisse sonner encore et encore et d’imaginer les résonances ainsi créées et de sentir comme une fierté enfantine à ainsi provoquer mes angoisses passées et momentanément vaincues comme de me prouver que non définitivement téléphoner n’est pas pour moi un problème, comme de me parler à moi-même dans un geste de provocation triomphale et de me dire « alors tu vois bien que je n’ai pas peur de téléphoner! ».
Mais la perspective de ne savoir vraiment quoi dire de ne pas être capable de me faire comprendre de ne pas pouvoir m’exprimer correctement et surtout de déranger une personne qui ne m’a a priori rien demandé, voilà une pensée qui me fait trembler d’avance au moment de prendre un combiné.
Je n’aime pas déranger les autres, je crains de déranger les autres, je me demande parfois si ce n’est pas comme un reste de l’époque où justement j’avais souvent l’impression de déranger de gêner d’embêter, l’époque du parquet aboyeur l’époque où je devais marcher sur la pointe des pieds pour ne pas justement le faire aboyer l’horrible agressif parquet l’époque du qu’est-ce que tu veux encore ? peut-être que cela m’est resté peut-être que je continue à marcher sur la pointe des pieds sur un gigantesque infini parquet aboyeur qui n’a pas du tout envie d’être dérangé. Quoi qu’il en soit, quelque que soit l’origine de ce sentiment je crains presque toujours de déranger d’importuner et pendant des années j’avais préféré, même parfois quand c’était nécessaire, rester devant le téléphone sans le prendre sans le décrocher comme de rester dans ma chambre sans faire de bruit sans exister.
Mais ce jour-là avait été différent, ce jour-là je devais téléphoner et la nécessité de le faire surpassais les craintes que je pouvais habituellement éprouver.
J’ai cependant mis plusieurs minutes avant de me décider, plusieurs minutes devant le téléphone à tourner autour de lui du regard avec méfiance, je respirais, je prenais mon souffle, il faisait presque chaud dans la pièce, peut-être même que je commençais à transpirer, j’essayais de me concentrer sur ce que je voulais dire, sur les mots de je devrais employer et je le regardais ou détournait le regard dans une sorte d’étrange pudeur sans oser le toucher sans oser décrocher sans oser me risquer à marquer les numéros que j’avais noté sur un bout de papier. Je pourrais certainement envier ceux qui sans y réfléchir sans y penser sont capables de prendre leur téléphone et de faire retentir la sonnerie dans une autre existence sans crainte jamais d’importuner sans même se poser la question, et peut-être que si je pouvais vivre une autre vie, tout recommencer, ce que j’aimerai par dessus tout je crois c’est d’avoir cette capacité à prendre un téléphone et d’appeler sans inquiétude la personne que je voudrais appeler, sans me poser de question sans rester plusieurs minutes à me demander si c’est bien le moment si je ne devrais pas attendre encore un peu si c’est bien nécessaire, des minutes et des minutes ainsi à mijoter comme un ragoût jusqu’à arriver à la conclusion que non demain plutôt ce sera mieux et qu’il est trop tard maintenant ou que finalement tout compte fait en y réfléchissant ce n’est pas vraiment nécessaire. Je n’aime pas distraire les gens de leurs occupations les distraire du moment présent, de leur moment, et téléphoner et faire retentir une sonnerie ou une vibration revient forcément à distraire une personne de l’instant qu’elle est en train de vivre à la distraire de son existence. je n’aime pas cela, je crains cela, je crains de déranger, je n’aime pas toujours l’être moi-même. Mais cette fois-ci, non seulement je craignais que mes sonneries ne troublent des existences mais je craignais tout autant que n’apparaisse pendant que je serai en train de téléphoner l’importun fatal celui ou celle qui apparaîtrait juste comme par hasard au mauvais moment et il ne fallait surtout pas que je souffre la moindre distraction pendant que je serais difficilement maladroitement en train de parler pendant la difficile conversation que j’allais avoir, et je ne tenais d’ailleurs pas non plus, au delà de la perturbation qu’une présence étrangère aurait pu provoquer dans mon élocution à ce qu’une autre personne, qu’elle qu’elle soit, même toi d’ailleurs, puisse entendre ce que j’avais à demander ce que j’avais à dire c’était encore bien trop secret trop personnel et encore trop compliqué à exprimer. Je souhaitais absolument pouvoir téléphoner sans que personne (personne d’autre que celle à qui j’allais m’adresser au téléphone) n’entende les mots que j’allais prononcer et encore moins la demande que j’allais formuler et même toi, toi qui pourtant savais ce que j’allais faire, savais ce que je devais faire, même toi je ne souhaitais pas que tu entendes la conversation que j’allais avoir et c’est pour cela que je n’avais pas téléphoné depuis l’appartement mais depuis ce dernier étage dans cette pièce isolée, pour pouvoir parler sans que personne ne vienne me distraire ne vienne interrompre l’échange que j’allais avoir avec la personne qui décrocherait de l’autre coté dans un autre endroit dans une autre pièce dans un autre bâtiment et même dans une autre ville car les personnes que j’appelais, je n’appelais personne en particulier, mais n’importe quelle personne qui répondrait au téléphone devait certainement pouvoir me répondre, se trouvaient dans une autre ville, assez éloignée de celle dans laquelle je vivais.
Et j’avais choisi où j’avais pensé comme ça soudainement que cette pièce au dernier étage était l’endroit idéal pour passer ce coup de téléphone si compliqué à passer. Cette pièce située au dernier étage au bout d’un long couloir peu fréquenté, cette pièce elle-même très peu souvent utilisée m’offrait l’endroit idéal pour téléphoner, même si évidemment il aurait été bien plus confortable pour moi, plus rassurant de le faire depuis notre appartement mais j’aurais dû alors le faire avec le risque de ta présence ce que je souhaitais évité et donc puisque je ne voulais pas que tu entendes ce que j’avais à dire comme si cet appel était trop personnel, même pour toi, trop personnel pour que je le partage même avec toi j’avais choisi de le faire dans cette pièce isolée impersonnelle et pour ne pas risquer un dérangement je l’avais même refermée à clef derrière moi. Même toi, je ne voulais pas que tu le saches bien que jusqu’à présent tu savais, depuis longtemps tu savais d’ailleurs tu savais même depuis bien plus longtemps que moi finalement puisque toi tu n’avais pas oublié toi ce que j’avais su mais à ce moment là je n’avais pas voulu partager avec toi cet appel, je ne voulais le partager avec personne. je ne voulais pas de témoin, et il me serait difficile d’expliquer pourquoi. Peut-être que je craignais une déception et qu’alors je n’aurai pas supporté ta présence ni la présence de personne à ce moment là. Il m’est difficile d’expliquer pourquoi j’avais tenu à me trouver dans cette pièce isolée, hors du monde. plusieurs raisons expliquent sûrement ce besoin qui dansent entre elles comme des feux follets que je ne saurais séparer. Mais il est probable que l’anxiété que j’éprouvais à ce moment là ne pouvait souffrir de la moindre distraction, que l’action elle-même me paraissait tellement hasardeuse difficile risquée qu’elle me paraissait devoir nécessiter toute mon attention comme si j’avais du manipuler de la nitroglycérine pouvant à la moindre erreur me volatiliser ou comme si l’échange était trop précieux trop fragile pour être exposé pour que sa vie ne soit mise en danger et que je ne pouvais me permettre de rien laisser au hasard le moment était bien trop important.
Ce dont je me souviens parfaitement c’est que je ne voulais pas que tu te trouves à proximité quand je passerais cet appel et j’avais donc choisi de téléphoner hors de l’appartement, dans cette pièce qui faisait partiellement office de bibliothèque et n’était ouverte que quelques heures dans la semaine pour accueillir celles et ceux qui voulaient rendre ou emprunter ses livres. j’avais la clef de cette pièce et je pouvais donc y entrer quand je le souhaitais même si je n’y entrais en général, c’est à dire à cette exception près, que pour des raisons précises qui n’avaient d’ailleurs rien à voir avec la bibliothèque mais tout à voir avec les raisons pour lesquelles la clef m’avait été transmise. Mais hélas aucun des livres ou très peu des livres qui se trouvaient dans ce lieu ne présentaient à mes yeux d’intérêt. Impossible par exemple d’y trouver trace de Dostoïevski, Tolstoï, Boulgakov, Soljenitsyne, Céline, Balzac, pas même Balzac pas même Flaubert pas même Hugo, pas même Proust pas même Cervantès, pas même une pièce de Shakespeare, et le nom de bibliothèque me paraissait absolument usurpé. Pourtant lorsque j’avais découvert cette salle j’en avais eu les yeux absolument ébahis comme de l’amour au premier regard et j’avais eu comme premier réflexe de tendre la main vers l’une des étagères qui s’étiraient dans toute la largeur et toute la longueur de trois de ses murs pour en retirer un livre comme si j’avais voulu attraper une truite à la main dans une rivière en y plongeant un bras mais j’avais dû rapidement déchanter et j’avais fait le constat désabusé qu’il n’y avait rien à tirer de l’endroit comme d’une rivière sans vie transparente et polluée et que les livres ne valaient absolument rien, pas même le papier qui avait servi à les imprimer. J’avais probablement le jugement un peu sévère d’autant qu’ils devaient bien valoir quelque chose ces livres qui s’y trouvaient alignés bien en rang comme à l’armée puisqu’ils avaient été écrits et puis choisis et puis imprimés et publiés et puis acheté et même parfois aussi, lus, et même placés dans ces étagères et que même une personne avait pris la peine de les numéroter par ordre d’arrivée et de les inscrire les uns après les autres au fil des années dans un grand fichier qui contenait l’ensemble dans un tableau bien droit que chacun pouvait se procurer avec auteur et titre et année et éditeur et même parfois pour les meilleurs un résumé. Malgré tout, comme un réflexe comme une tentative de toucher un membre fantôme ou paralysé en espérant le réveiller à chaque fois, du moins les premiers temps et même les premières années, que je me retrouvais dans cette pièce, je ne pouvais m’empêcher d’attraper un livre ou deux ou trois avant évidemment de les relâcher parce que comme pour des truites je ne pouvais à chaque fois hélas que constater qu’ils n’avaient pas la bonne taille ou qu’il s’agissait d’un poisson chat, mais longtemps j’avais eu l’espoir de découvrir un jour un livre qui pourrait valoir la peine d’être lu ou au moins feuilleté pendant quelques uns des moments que je devais passer dans cette pièce, j’avais ainsi l’espoir de trouver un livre que je connaîtrais pour pouvoir dire aux personnes présentes dans la pièce, d’un air savant et cultivé, peut-être légèrement pédant mais sans excès, ah tiens ils ont ce livre, ah il est vraiment très bien (ou, il est vraiment très mauvais, même si je lisais rarement des livres très mauvais) mais je crois qu’il s’agissait surtout pour moi de trouver un livre avec lequel j’aurai entretenu une relation de familiarité que j’étais incapable d’entretenir avec les personnes avec lesquelles je me trouvais (malgré tous mes efforts et malgré tous les leurs) et qui le plus souvent hélas me semblaient tout à fait étrangères, parce qu’elles appartenaient au monde des autres et parce qu’elles étaient elles-même étrangères aux livres que j’aimais, et alors dans les premiers temps, premières années je cherchais comme une manie comme un réflexe comme une façon de me raccrocher à ma vie, un livre qui me tiendrait compagnie.
Mais aucune des personnes avec lesquelles je me trouvais habituellement dans cette pièce n’avait cette curiosité, aucune même ne prêtait la moindre intention aux étagères et aux livres qui n’étaient à leurs yeux que des meubles que des éléments du décors, probablement savaient-ils depuis longtemps ce que je découvrais progressivement, qu’il n’y avait pas grand chose digne d’intérêt dans ce lieu, et pourtant j’aurai tellement aimé pouvoir prendre un livre un peu familier ou bien déjà lu où bien dont j’aurai connu l’auteur et pouvoir pendant quelques instants m’extraire d’une réalité qui souvent m’ennuyait ou dans laquelle je me sentais mal à l’aise et pouvoir me plonger dans ses lignes dans ses pages comme dans la mer pour m’éloigner vers le large et me laisser porter par le courant et les souvenirs de lecture passées, comme des vagues m’emportant dans leur mouvement.
Ce matin donc lorsque en m’installant au bureau devant le téléphone dans cette pièce isolée, j’avais crains qu’une personne n’entre impromptue dans la pièce et c’est pourquoi j’avais fermé la porte à clef (mais je craignais tout de même que quelqu’un frappe à la porte pendant que je serai en train de parler ou que n’entre soudainement un détestable individu qui aussi aurait la clef peu importait qui il serait son entrée imprévue en ferait une personne détestable) et j’avais crains aussi que mes sonneries résonnent dans le vide (ce qu’habituellement j’espérais qu’il arrive) et j’avais crains encore que la personne qui me répondrais m’explique froidement, sans discussion possible, qu’il ne serait pas possible de rencontrer celle que je souhaitais à tout prix rencontrer, j’avais crains une réponse négative et sans espoir, une réponse à se désespérer, une réponse de fin du monde, et j’avais crains encore que le numéro de téléphone que j’allais utiliser ne soit le bon et qu’il faille que j’en cherche un autre et que je reparte sans réponse et trouve un autre moment opportun pour téléphoner, j’avais crains d’entendre que je faisais erreur, que je ne comprends pas votre demande que voulez-vous ou que nous ne connaissons pas la personne que vous voulez rencontrer que nous ne pouvons rien pour vous ou bien encore pire que j’avais appelé le bon numéro mais qu’il ne serait pas possible d’avoir une rencontre avant d’horriblement longs mois dans un an dans deux ans peut-être comme j’avais lu quelque fois que cela se produisait, dans un délai suffisamment long pour que je me morfonde et que j’étouffe dans la poussière comme une mouche prise dans une toile d’araignée dans un coin de grenier. Il existait, quand j’y pense rétrospectivement, mais j’y pensais encore plus intensément à l’époque et dans l’instant, une infinité de possibilités désespérantes une infinité de raisons de véritablement trembler et il est probable que certaines encore plus inquiétantes aient échappé à mon imagination. Mais j’avais rapproché le téléphone devant moi sur le bureau et pris le combiné téléphonique dans ma main droite et malgré toutes ces raisons malgré tous les remous intérieurs malgré l’anxiété j’avais en tremblant composé le numéro qui se trouvait bien soigneusement noté sur mon carnet1, et en essayant de respirer profondément l’attente avait commencé, comme attendre la délibération d’un jury en cours d’assise en se trouvant à la mauvaise place dans le tribunal juste à coté des avocats. Mais l’attente n’avait pas été longue et lorsque la voix avait donné signe de vie, une voix que visiblement j’avais dérangée mais une voix peut-être plus indifférente que dérangée par mon appel, j’avais réussi, en avalant ma salive (et sûrement en bredouillant et sûrement en transpirant et rougissant et en m’y reprenant à plusieurs fois) à expliquer la raison de mon appel et à me faire comprendre et alors j’avais entendu la voix me fixer une date pour rencontrer la personne que je souhaitais rencontrer, comme ça finalement, comme si de rien était, comme si ma vie n’en dépendait pas, et me donner une adresse où rencontrer cette personne à la date qu’elle avait indiqué, comme si de toute évidence sa vie à elle, la personne qui m’avait répondu, n’en serait pas changée, et il est probable, certain en effet que sa vie à elle, la personne qui m’avait répondu, n’en serait pas changé, et l’appel finalement, l’appel qui m’avait provoqué tant d’angoisse avait duré probablement moins d’une minute.
Les émotions sont parfois tellement asymétriques, tellement étrangères les unes aux autres, voilà cette personne qui me répond et me donne une information qui me bouleverse et voilà qu’elle même certainement pense à autre chose que ce qu’elle vient de me dire avant même d’avoir raccroché et moi je reste là à trembler et à me dire ça y est ça y est comme si d’émotions j’allais déborder, comme si la joie remplaçait l’angoisse avec une encore plus grande intensité. et c’est une autre date que j’avais inscrite sur mon carnet violet, le 27 janvier.
Cette insupportable attente avant d’enfin se décider à téléphoner, si bien rendue dans votre texte qui repousse sans cesse le moment fatidique, il me semble qu’elle résume mon propre rapport au téléphone, un objet qui me terrorise précisément pour les raisons que vous développez et que je n’aurais su moi-même exprimer si précisément. Merci.
Merci beaucoup à vous, de m’avoir lue, d’avoir pris le temps, ah donc je ne serais pas seule, c’est rassurant, rassurant. 🙂
J’adore votre écriture. Ce grand tissu de mots qui se déploie et monte, redescend, repart. En spirales. Ou comme un rouleau qui s’enroule ou se déroule à l’infini. Pourrait-on le lire en commençant par la fin du texte ? Le dernier paragraphe qui rompt avec le rythme du texte est super aussi.
Merci beaucoup, Louise, beaucoup, heureuse de vous retrouver dans ces commentaires qui font vraiment plaisir.
Quel art de nous faire patienter, Jeanne. J’aime les tergiversations avant de téléphoner qui sont sans doute toutes explorées ici avec beaucoup de réalisme. Merci
Ah merci beaucoup, Anne!!!