Je rentre à la maison. J’ai raté son anniversaire. C’est pas que j’ai oublié, j’y ai pensé toute la journée. Mais c’est que j’ai pas osé. J’ai fait comme ça, comme si ça n’existait pas : pour pas pâlir, ou pas rougir, éviter la moquerie, ou un haussement d’épaules, ou bien qu’il tourne les talons. Est-ce qu’il aurait fait ça? Il aurait pas fait ça.
Je rentre à la maison. J’entends des voix. La journée me raconte qu’elle ne peut pas finir comme ça. Qu’il est trop tard bientôt. Qu’il y a juste le temps. De dire, de formuler, donner forme à l’inachevé : quelques mots échappés, maigrelets, trois fois rien. Un bon anniversaire. Je te souhaite un bon anniversaire. Je t’appelle parce que j’ai oublié de – non, non, menteuse – parce que je me rends compte que – non – me rends compte, de la simplicité ! Allô, j’appelle – j’appelle pour te souhaiter, et le reste – un bon anniversaire – deux ou trois mots banals, malheureux, à cracher, et on n’en parle plus – ressassés galvaudés, tous les jours tant de fois prononcés dans tous les coins du monde, pour la forme, pour dire je l’ai fait, comme un bonjour, comme un au revoir. Même quand on est timide au début d’une histoire.
A la sortie, quand tout le monde est parti, même lui, Marie-Aude et Norah m’ont dit : T’es con ou quoi? On va à la cabine, vers la piscine, faut que tu l’appelles, pour réparer – et j’ai suivi à reculons. Dans la cage en verre crasseux, j’ai décroché, j’ai raccroché, j’ai dit je peux pas, je le ferai chez moi, et j’ai couru, laissé le collège derrière moi.
Je rentre à la maison. Maman est dans la cuisine. Elle fait de la soupe à l’orange. Depuis toujours elle dit comme ça pour qu’on la mange. Parce qu’on n’aime pas la soupe à la tomate. Mais c’est la même, question de vocabulaire. Pendant que ça chauffe, Maman brique sa cuisine bleu électrique. Je monte les escaliers. Je suis seule à l’étage dans la chambre carrée, moquette rouille, tapisserie capitonnée vert prairie, et je fixe le combiné posé sur la commode, large plateau de marbre froid. Je prends le téléphone, m’assois contre la porte blanche pour la bloquer. Interdiction d’entrée. Merci de ne pas déranger. Que personne ici-bas ne trouble ni le lieu ni l’endroit. Car l’heure est grave. Dix-huit heures, dix-huit heures trente. Il faut se dépêcher. Je décroche le combiné, déroule le long fil de plastique tournicoté, le remets bien en place : tracer le chemin le plus droit de G. à moi, ce lien de pacotille que je désentortille tandis que mon dos se crispe, que ma tête tempête – et composer le numéro. Quel numéro déjà? Noté sur le papier, il tremble dans ma main. Je ne peux pas. Je reste là. J’attends. Je traîne, comme traîne un crayon noir sur le marbre blanc. S’entraîner, oui ! S’entraîner à. J’écris sur le papier : Bonjour c’est moi. Je t’appelle parce que – quelle gourde ! mais quelle charrue. Je froisse le papier, le jette contre la fenêtre dont il retombe en boule irrégulière. Je ne respire plus, ridicule, irrécupérable. Le fil gris me regarde, me dit qu’il m’irait bien, autour du cou – mais serrer fort, alors. Misère. Ne pas mourir déjà. Pas de ça. Je regarde le nuage assombri à travers le carreau. La nuit tombe. Il faut se dépêcher, papa va bientôt rentrer. Je m’étends sur la moquette, ramasse le papier froissé sous la fenêtre. Je le déplie, j’écris : Bonjour, c’est moi – Je t’appelle pour te souhaiter – un bon anniversaire. Et après, on verra. J’inspire. Compose le numéro. Ça sonne. Ça sonne. Allô?
Ils sont bien vivants décidément vos personnages et toujours bien attachants.
Un grand merci, Christian !
Magnifique et si visuel. On le vit avec vos mots, on le vit du dedans avec les mots qu’on recopie avant d’appeler et la soupe à l’orange. Quelle deception quand laissée en plan, mdr… lu et relu. Merci
Oh merci Anne si vécu et relu ! Touchée !