José
ce que c’est qu’être père
Il ne pouvait pas la laisser seule. Elle, Marie, elle n’avait pas voulu changer le jour auquel il avait droit, elle ne pouvait pas, selon elle, et c’était presque certainement vrai. Alors il était passé très tôt ce matin la prendre, la petite. Elle l’attendait dans l’entrée du deux pièces et elle lui avait fait admirer la petite tresse que Marie lui avait faite avec quelques mèches au milieu de ses cheveux ; elle disait que c’était un tout petit peu comme son amie qui en avait plein, toutes petites et très serrées autour de sa tête avec des rubans pris dedans ; il l’avait prise cette natte, l’avait soulevée pour l’admirer et l’embrasser et par dessus la tête de sa fille il regardait le sourire de Marie. Ils avaient laissé la voiture au parking de l’île Piot avec le petit sac à dos trop lourd pour elle et puis, avec la navette et une baladine, ils étaient partis rejoindre les camarades. Il avait commencé à lui expliquer qu’ils allaient marcher un peu et elle lui avait coupé la parole parce que oui elle savait, sa mère en était sur qu’il l’emmènerait et ça la mettait en colère parce que ce n’était pas un peu qu’elle allait devoir marcher mais que, elle, elle s’en moquait parce qu’ils étaient ensemble, comme elle lui aurait fait un cadeau. Et maintenant pendant qu’ils marchaient sur l’herbe du tram, à côté du cortège qui s’étalait, laissait s’échapper des groupes, rejoignaient des gens de tous les âges en « civil », sans le beau gilet rouge siglé qu’il portait, il sentait, serrée dans la sienne, sa petite main douce, et il avait plus conscience de sa présence que des chants et slogans qui partaient du camion, même si bien entendu ils illustraient les raisons de la colère rentrée et silencieuse qui faisait qu’il ne pouvait pas ne pas être là. Il souriait un peu en se souvenant qu’elle avait dit qu’elle était fière mais aussi que ce serait amusant et quand il la regardait il voyait qu’elle avait l’air non pas franchement amusée mais intéressée, curieuse, bouche un peu ouverte, main vivante dans sa poigne à lui et regard fureteur.
Jean
ce que c’est que le ciel
Il a enjambé la corniche et repris pied dans la nacelle, s’est penché vers les quelques hommes qui, plantés sur les pavés de la rue, entourent le gros camion/grue, les têtes levées vers lui comme si le casque faisait plier les nuques, a laissé tomber quelques mots vers eux et puis, baissant la tête sur son micro, a détaillé ce qu’il avait constaté sur le toit et discuté avec le chef de chantier de ce qu’il devait faire. Il s’est redressé, heureux de la caresse du soleil, du frémissement du jeune feuillage des platanes sous le reste de vent, s’est à nouveau penché pour surveiller le chargement de matériaux dans la cassette comme il appelle le panier métallique qu’il fera, d’une pression de bouton, grimper vers lui. En se relevant, il a regardé le petit attroupement derrière la barrière qui ferme la place, juste après le portail du bel hôtel, là où elle se vide dans la rue, a repéré un appareil photo, s’est détourné vers le trottoir juste au moment où une femme et un enfant franchissaient la porte du jardin de l’hôtel, s’arrêtaient, levaient la tête vers lui. La femme veut partir vers le bout de la rue qui de ce côté est libre mais le gamin résiste. Sa mère se penche vers lui, lui parle – il ne sait en quelle langue, sauf que ce n’est pas de l’anglais, d’ailleurs il entend mal, elle ne s’adresse qu’à son fils – écoute la réponse prononcée sans tourner la tête vers elle, et maintenant elle le regarde lui, avec un peu de curiosité. Mais de ces deux visages renversés, de ces quatre yeux levés vers lui, ce sont ceux du garçon qui accrochent son regard, dans lesquels il se voit. Il se redresse, lève les yeux dans le merveilleux ciel bleu de mistral, se sent beau grâce à ce qu’il a vu d’émerveillement dans ces yeux enfantins, revit un instant la première fois où, avec un mélange de crainte, de plaisir, d’excitation, d’application à ne pas se laisser distraire de sa tâche malgré l’éblouissante fierté, il s’est trouvé hissé, bien plus haut qu’aujourd’hui d’ailleurs, au dessus des passants, d’un petit morceau de rue, seul dans l’air.
Adama
ce que c’est que le désir d’apprendre
Elle est arrivée après dur voyage dans cette petite ville. Elle a trouvé un lit, entassée dans une chambre avec trois autres filles d’une bâtisse fourmilière entre deux cours. Il y a celle qui semble la plus âgée, décidée, raisonnable, chaleureuse comme ses formes un peu plus qu’opulentes, une qui ricane de tout comme par la conviction que cela seul permet de durer, une liane souple qui sourit peu et qui, seule en ce lieu, porte un voile mais si gracieux qu’il est une évidence. Elle est juste un peu plus jeune que les trois autres, bouton éclos, grande et mince, cheveux rasés comme un garçon, le visage ovale et calme. Du voyage elle n’a gardé que la volonté de ne pas en avoir été changée, de conserver la réserve qu’on lui a enseignée et ses sourires sont rares lumineux et timides. Dans les petits chahuts du groupe elle rit parfois, un rire peu sonore, mais qui la secoue, la rejette un peu en arrière comme en dansant. Du voyage elle a gardé la tristesse de la séparation et la force de ce désir qui l’a fait partir : apprendre, même si, davantage que la plupart de ses compagnes et compagnons actuels, elle a déjà été à l’école. Du reste, de ce qui l’a fait quitter le village et son père, des péripéties du chemin, elle ne veut ni penser, ni parler. Dans la vie du groupe elle prend sa part des petits travaux comme l’ainée et contrairement aux autres filles, contrairement à une bonne partie des garçons. Elle aime cela en fait, ce début de normalité comme une étape où se reposer. Elle est toute dans l’attente, l’espoir, d’être acceptée, évaluée, incluse avant la fin de l’année scolaire. Elle s’installe dans la salle d’étude, sort un manuel, essaie de s’y retrouver, quand elle le peut assiste ceux qu’elle voit en difficulté devant un problème, une phrase qu’elle peut décrypter, mais seulement quand elle est certaine que cela sera accepté. Elle voit les couples adultes/élèves constitués avant son arrivée, mais ne demandait rien jusqu’à ce qu’une petite bonne femme pressée et blagueuse mais observatrice propose de lui trouver une aide.
image © Brigitte Célérier – avril 2023 Avignon
La tresse, et la poigne (douce ) du père . Les casques qui font plier les nuques. ( Elle) qui ricane de tout comme par la conviction que cela seul permet de durer… c’est beau ces trois portraits et le monde qu’ils font être
merci et pardonnez moi mon absence quo va s’accentuer (je mue)
Lecture de vos 3 portraits. Bravo c’est vraiment réussi. Je suis touchée par ces 3 personnages et par votre écriture qui les nomme si justement. C’est très beau. Merci !
grand merci à vous
pas assez dit de l’intérieur d’eux… mais savais pas faire
Je trouve que tu parles bien de leur intérieur, au contraire, qui s’éclaire dans les gestes, les regards. Très vivants ces portraits.
merci Jean-Luc