Mon corps bien droit, présence presque anonyme, sans rectitude pour ne pas choquer les regards, dans la ville, seul face au fleuve ou dans la contemplation des pierres, au milieu des passants, dans un groupe assis autour d’une table, sur une place à l’ombre d’un platane, mon visage tourné vers le premier violon dans notre quatuor amical, je regarde, j’écoute, je me tais. Mon visage, mon corps seuls parlent parfois, quand le contact avec vous est nécessaire ou qu’un élan me vient. Mon mutisme passe à vos côtés, naturel, point ne le remarquez, me donne juste la quantité d’existence que je désire. Je suis un prénom, Idir, juste pour les quelques uns qui me saluent d’un sourire poli ou amical, le nom n’est qu’un assemblage de lettres sur les papiers de mon dossier. Je suis le signe d’une tête qui s’offre avant de se pencher sur deux mains jointes pour un salut, et se taisent les souvenirs que ce geste éveille en moi. Ce n’est pas la langue, j’ai laissé s’effacer ou s’endormir celles que je portais avec moi, l’albanais, un peu de serbo croate et pas mal d’italien, pour vivre la vôtre qui m’est devenue familière. Ce n’est pas infirmité, il m’arrive, rarement, de le briser ce silence pour les quelques mots nécessaires afin que puisse m’aider le vicaire de cette église dont je m’institue parfois le gardien, quoique c’est surtout lui qui parle. Je veux oublier cette fois où, ne veux savoir pourquoi, j’ai cédé à un flot – un filet plutôt, à vrai dire – de paroles face au visage confiant d’une femme… jusqu’à la limite de ce que je m’autorise à dire. Ce fut un accident qui n’aura plus la possibilité de survenir, je garde fermement mon silence. Dans ce silence face à vos discours, vos rires, vos phrases, il y a des fureurs que j’enferme, sur lesquelles je me clos, des refus qui me laissent impassible, des acquiescements qui me font visage serein, des accords qui font éclore un petit sourire, des joies qui passent de mon esprit à mes yeux. Dans ce silence il y a la douceur des ânes, les vignes de mon père, la grande cuisine de ma mère et les mains de ma belle sœur faisant des boulettes, le sourire et les yeux de ma femme, la laideur de notre petit appartement quand, ma main sur son épaule, mes yeux sur sa nuque, nous y sommes entrés pour la première fois et notre bonheur ce jour là. Dans ce silence il y a des collines basses, les bancs de sable de la Shushicë, les routes poussiéreuses, un absurde petit immeuble rose planté de guingois près du port de Vlora et de son balcon de béton blanc d’où je guettais la tombée de la nuit, l’ennui d’un après-midi dans le Musée de l’Indépendance où j’attendais en vain un client et le regard d’un gardien, la mer, le port de Brindisi, les pans de murs restant du château de Brindisi-Montana, une rue en pente et ses maisons crépies aux balcons fleuris, l’ambiance d’une trattoria/épicerie/tabac/papeterie Corso dei Lavoratori, les nappes rouges, les cheveux de la fille de mon ami, la gentillesse de la patronne, des pâtes en sauce délicieuses et la voix de ma femme au téléphone. Dans ce silence il y a mes recours.
Bonsoir Brigitte,
Il y a des mutismes qui disent tant.et tellement bien.
Merci pour la richesse intense de ce récit
Marie
merci mais en lisant quelques belles contributions ai réalisé que le corps était trop absent… trop attendu et perdu de vue la proposition