Il se manifeste, il-manifeste, cherche par tous les pores, tous les canaux, à être déchiffré. Même immobile Il va si vite. Qui pour le suivre ? Il laisse à peine le temps d’apprendre toutes les clés. On devine la circulation du chant, une partition qu’il interprète jour et nuit. Avec, pour brouiller les pistes, des rumeurs, des cris, des silences incertains. Et le grand flux des images dans les veines, les nerfs, les neurones, les canaux, les cellules : les couronnes de fleurs jetées dans le fleuve dont l’eau se raréfie flottent encore, les neiges ne sont plus éternelles, les nuages se dégonflent, les champs font repousse. Tout parle. Reste dans l’oreille le grésillement ténu des ondes comme en cherchant sur la radio d’avant bonne longueur. Ou encore le cœur, éclaireur sourd qui envoie son battement parfois accéléré comme fait le phare, si lointain que sa lumière palpite à peine, minuscule ou dérisoire. Comme la présence d’un sous-marin brièvement remonté à la surface pour prendre la mesure du grand large extérieur avant de replonger et d’affronter la pression. Avec tout ce qu’il a engrangé : petites victoires, tempêtes, trahisons, sommeils hachés, chute dans l’escalier de la mémoire, résurgences, danses dans le cimetière : il se manifeste. Dehors, Il marche, s’arrête, écoute, repart, s’interroge. Hier soir, c’était devant lui cette immense barrière sombre qui s’était formée à l’horizon. On roulait, la nuit était claire. On a d’abord cru redécouvrir un paysage qu’on n’avait jamais vraiment observé, un qui s’imposait à perte de vue. On pouvait deviner à la lisière du-dessus les crêtes d’arbres anciens, les signes d’une forêt. Mais on a soudain réalisé qu’il s’agissait d’autre chose : la route empruntée descendant vers la vallée, il ne pouvait s’agir ni de forêt, ni de hauteur. Alors quoi ? Il avait bien capté quelque chose – une coalition de formes, une nébuleuse compacte, déroulée à l’horizontale. Un phénomène physique. Un contact sans nom mais un contact. Ensuite il s’est allongé pour fabriquer un peu de repos. Les yeux clos. Et là, loin derrière les paupières s’est écrit un texte, insistant au point de remplacer le sommeil par une série de phrases qui demandaient à être répétées intérieurement en échange d’une certitude : ne pas être effacées. Il s’est exécuté, impossible de faire autrement, et ce jusqu’au petit jour. Là, comme si elles se moquaient du monde, toutes les phrases patiemment arpentées ont disparu, ne laissant que des scories. Celles-ci : les mots migrent ; ils prennent la mer ; l’exil des mots augmente ; ils se retrouvent sur l’île de la Rotule ; on les parque parce qu’ils dérangent… Les phrases ont ainsi décidé de ressembler au paysage incompréhensible d’avant la nuit. Le jour s’est levé, lui aussi. Il est là, prêt à vaquer à ses occupations ordinaires : courses à faire, course des heures à embrasser, entrée à repeindre, jardin à libérer de l’invasion, voisin à écouter. Il s’est mis à pleuvoir. Peau de la terre, visage, bras au milieu des gouttes et des rayons liquides, un bain de ciel contre le désert de l’absence. Il a couru prendre dans la maison des récipients pour recueillir le suc de l’instant. Les mains dans l’eau de pluie, la fraicheur d’un parfum inventé par l’humus. Quelque chose comme l’empreinte de l’étrange paysage disparu a ressurgi, et aussi la prégnance des phrases nocturnes avant l’éparpillement du petit matin, quand la chèvre blanche à l’attache cesse de lutter. Silence d’après la pluie. Il faut tout recommencer à partir de là. Il a soif. L’eau tombée du ciel dans le verre coule à présent dans sa gorge. Il se prépare à retrouver la rue, les autres, à sortir de l’oubli qu’il a pourtant choisi d’habiter. Il se manifeste, il-manifeste, cherche par tous les pores, tous les canaux, à être déchiffré, mon corps.
Beau ce manifeste du corps, les mots comme paysage qui se désagrège, ce qui se passe à l’intérieur de lui, transcription du dedans du corps en mots rarement rencontrée… Merci, Christine.