Connu par cœur. Le trajet mesure la longueur des souvenirs qui s’étendent sur treize kilomètres et c’est comme une boucle dans un espace temps qui se déroule pour toujours revenir sur le même lieu. L’une des destinations possibles mais pas la seule. Au premier clignotant, on quitte déjà un peu ici, pour un ailleurs qu’on ignore encore. La ville en sortie s’espace de bâtisses, quelques entrepôts, panneaux indicateurs et l’affreuse sculpture qui signe son emblème. Mocheté qui me fait toujours douter que je suis d’ici maintenant ; puisque je me dis d’adoption, c’est que je n’appartiens pas tout-à-fait, pas pleinement à ce territoire. Il y a quelque chose qui me retiens, qui m’empêche mais j’agrippe dans le ciel bleu de Provence un genre d’assentiment.
Au rond-point on prend à droite, direction le Nord. Sur la gauche, il y a ce routier désaffecté, ses monceaux de gravats, ses vitres poussiéreuses, par où aucune lumière ne filtre plus. De l’autre côté de la grille, c’est l’aire d’autoroute et le parking poids lourds, leurs chromes comme leurs chauffeurs, fatigués. Ce qui brûle dans l’air, outre l’odeur de caoutchouc, c’est la tension palpable, orageuse au-dessus des véhicules. Et c’est comme une lassitude qui s’étend dans le gris pommelé. Une lassitude persistante qu’on laisserait bien échapper, qu’il faudrait remplacer par la joie, ne serait-ce qu’une portion minime, une ration d’une personne, un minuscule éclat.
La traversée du village suivant à vitesse lente et contrôlée par radar. Vaste étendue du marché aux puces. Passages piétons difficiles à traverser, un seul feu tricolore, places de stationnements vides en saison non touristique. On la voit de loin, perchée sur son escarpement rocheux, la forteresse médiévale produit son petit effet d’écrasement et de gigantisme sur le village encaissé. Les ruines en surplomb, comme si d’en haut, le passé observait le présent, son hyperactivité, ses véhicules défilants. Sur les flancs de la falaise se renforcent des grès, des calcaires en strates qu’on dirait un mille-feuille minéral, hachuré de beiges et de blancs sales. Toujours un peu cette idiote impression que le tout pourrait s’effondrer. Ce souffle de la forteresse me scinde en deux, celle qui en surface, n’a jamais peur de rien et celle plus en profondeur qui connaît des craintes infondées, absurdes.
Je poursuis ma route sur la nationale 7, je laisse les serres de lavande et les pépinières à gauche avant de rétrograder devant cette petite zone commerciale où j’ai parfois donné rendez-vous, où j’ai parfois fait le plein d’essence. Juste après ce sera à gauche sur la double voie, on quittera la Nationale 7 et on passera le pont et ce bras mort du Rhône. Au printemps, il y avait ici plein de sureau en fleurs. D’acacia aussi, extraordinairement foisonnant cette année. Tout est maintenant défleuri anéanti d’averses, la grisaille persiste un jour sur deux pour faire mentir que nous sommes dans le sud et que c’est déjà l’été.
Circonvolutionner sur ces chemins adjacents, à travers champs et parcelles forestières, longer la voie de chemin de fer, passer sous les pylônes électriques c’est tenter une évasion, un retrait plus loin de la civilisation et gagner cette ancienne gravière où la nature a repris ses droits, ses deux lacs poissonneux, cette végétation ensauvagée. Là sont grenouilles et oiseaux de toutes races, passereaux et rapaces d’une jungle rhodanienne jusqu’en bordure du canal. Là sont plantes et fleurs, arbustes, cannes, buissons. Mais là sont aussi petits coins de pêche, déchets, bris de verre et feux de camps, plantations d’arbres et barrières électrifiées. Là où hier encore, il y a un an ou deux, il n’y avait rien, la main mise de l’homme, posée, ferme, possessive, définitivement omniprésente. Ce qu’il reste à chercher est image brouillée, passée dessous, après, a glissé sous la possibilité d’une terre on humaine. Mais qu’y ferais-je alors de plus légitime, moi qui ne suis ni à plume, ni à écaille, si peu à poil…
en arrière plan mais comme sous des profondeurs aquatiques étouffée la chanson Nationale 7 me revenait, et avec toutes les images liées aux pays d’adoption, comme des caravanes, des bagnoles, des camions, en file indienne, les bras nus rouge cramé sortant des Marcel , débordant des portières.