Fini la liberté, le loisir de déambuler, qui poussant un caddie, qui attrapant négligemment un produit et le laissant tomber dans un panier plastique bleu avec poignée rouge, la ligne des caisses approche. Point d’arrivée, point de départ, c’est l’heure du choix, il fut tenir une position, opter pour la meilleure, jauger l’adversité, le temps d’attente. Des stratégies muettes se mettent en place, adaptées aux exigences du quotidien, de ses contraintes, et du caractère de chacun des concurrents en lice : l’un supporte placidement l’attente, l’œil perdu dans le flou quand l’autre multiplie les signes d’impatience, poussant avec nervosité un caddie rempli ras la gueule. Tous les âges, tous les genres, toutes les classes sociales se coudoient quelques moments d’une longueur indéfinie.
Depuis maintenant longtemps, les caissières sont devenues des hôtesses de caisse tandis que le métier s’est progressivement masculinisé. Leur nombre varie au gré d’une logique inconnue dans le détail de la clientèle, quoique les finalités de cette logique soit assez aisément interprétable : maximiser le profit de l’enseigne en en réduisant les coûts. Pourtant, le client est roi et cette loi première du consumérisme oblige tout distributeur. C’est sur cette ligne de crête que se fait l’allocation des moyens humains. De ce fait, l’adéquation n’est jamais optimale et l’offre ne s’accorde que rarement parfaitement à la demande de célérité du chaland et à son nombre, difficilement prévisible. L’individu est pris dans cette chaîne de nécessités, les siennes propres, celle du marketing et du flux marchand car pas question d’esquiver la dernière étape, cruciale, décisive, celle-ci personne n’a le droit de s’y soustraire, les îlots resserrés des caisses avec leur passage exigu, à peine plus que la largeur du caddie, s’en assurent. D’une certaine manière, un jugement dernier se joue à cet endroit. Chacun en s’y présentant entretient une forme de doute : un simple contretemps – oubli d’un moyen de paiement, d’un code de carte bancaire – pourrait suffire à faire vaciller les certitudes. Tout se résout dans ce présent et le fautif – voleur ou simple négligeant qui en a profité plus que de raison – peut se voir confondu à cet instant. Ce qui était indifférent dans l’espace du magasin, une marchandise glissée dans la poche ou plaquée contre le ventre sous couvert des vêtements devient un enjeu moral au moment du passage des portiques. On passe ici vierge, des vigiles veillent à la réalisation de ce pacte qui dépasse la simple loi humaine : « tu ne voleras point ! ».
Y contrevenir avec les plus grandes chances de succès demande un affranchissement préalable, celui qui, seul, peut conférer au pécheur le naturel des communs du troupeau. Il lui faut se fondre dans la masse, ne pas y dénoter, ce qui n’a rien d’évident. La mauvaise conscience doit être dépassée, le commandement premier aboli, sous peine d’attirer l’œil des caméras qui surveille tout et tous. Les comportements déviants sont traqués mais ne portent à conséquence qu’aux caisses, l’espace d’avant est l’espace du possible.
Pour adoucir la tension impalpable qui se joue, des présentoirs proposent un ultime réconfort, une indulgence sous la forme d’une friandise, d’un paquet de bonbon ou parfois d’un magazine. Il est facile d’y allonger la main pour tromper un peu l’attente et faire retomber la pression et la fatigue accumulée. Les enfants sont les plus enclins à se laisser tenter et leurs parents, à l’occasion, à leur céder. Les barrières des interdits familiaux amollies par la lassitude cèdent, là où elles avaient tenues bon durant la déambulations réservées aux emplettes. Le dernier geste est accompli et une main éteinte pose la sucrerie, non sans en avoir donné un morceau, sur le tapis roulant. S’est-on souvent interrogé sur ce dispositif, dernier subterfuge de la machinerie commerciale ? Sur sa bande passante, on déverse, on exhibe tout ce qui était jusqu’alors empilé dans des caddies ou de paniers. L’acte tient déjà un peu de la magie et préfigure la transmutation des articles en une propriété. On laisse sur le ruban défilant, en vrac ou dans une ébauche d’organisation, ce qu’on avait amassé. Le psychologue et le sociologue peuvent s’en donner à cœur joie, on peut y observer les habitudes, les manières de procéder et de disposer tout cela. Les packs de boissons gazeuses, les aliments ultra-transformés, des produits estampillés bio, ou allégés, tout fait signe et désigne. Dans l’attente, on se laisse facilement aller à apprécier tout ce déballage, on émet pour soi, dans le fort de sa conscience, des jugements sur ce que l’on voit. On estime aussi le montant qui s’affichera bientôt, pour le payeur devant soi, sur l’écran d’affichage de la caisse, tourné obligeamment vers lui seul. On le garde bien dans le silence de sa tête, évidemment. Formuler un avis, le traduire en sons, en mots, ce serait autre chose. Cela relèverait d’une forme d’agression, d’une violence infligée à l’autre, une mise à mal de son intimité que l’on a pourtant, là, à nu, sous les yeux. Mais le pacte, tacite, est de n’en rien dire, tout le monde le sait et, à de très rares exceptions, le respecte. Peut-être qu’exposé à la lumière crue des néons, personne ne peut se prévaloir d’une supériorité sur les autres et chacun craint que l’on ne découvre chez lui un point faible, un vice honteux. A la fin, l’on passe tous sous la même toise. Non, les différences ne disparaissent pas ici complètement mais une machine égalitaire impose aux individus le même traitement. La caissière constitue le dernier maillon de ce mécanisme qui échappe à ses acteurs. Elle-même en est réduite à la répétition de gestes déshumanisés, abstraits. Chacune de ses actions se signale d’un bip qui en valide l’accomplissement. En dépit des apparences, c’est un travail de force, le squelette doit résister à la manipulation quotidienne de plusieurs tonnes. La caissière incarne le paradoxe de la transaction qui va se dérouler : elle lui donne figure humaine tandis que, dans le même mouvement, l’exécution de sa tâche la lui ôte. Le paiement supporte mal la subjectivité d’un regard.
Les temps changent cependant et les dernières années ont vu se multiplier les caisses de libres services, le client y endosse tous les rôles. Des caisses « on papote » s’affichent, sans que l’on voit clairement ce que l’injonction pourrait changer au déroulement de l’affaire. Un temps supplémentaires est-il alloué ? Des personnels formés y sont-ils stratégiquement placés ?
Cet écosystème est-il voué un disparaître ? La rumeur bruisse de magasins dans lesquels les caisses n’existent plus. Une bascule anthropologique se fait, l’obligeance envers le groupe s’estompe. On devient à soi-même sa propre petite entreprise, une monade humaine.
et oui sont là les magasins sans caissières mais pas sans caisses où on attend avec impatience derrière les maladroits qui prennent le temps pour s’encaisser, moi et Palomar nous regardons en méditant longuement pour apprendre à nous couler dans cet écosystème