#techniques #04 | Portraits de Bêtes noires

Miro… sur l’échelle azimutée des vies de chacun, on est nés en même temps, on a grandi ensemble, et c’est pas impossible qu’on soit restés toujours un peu trop jeunes chaque fois qu’on se retrouvait… les autres diraient attardés, mais les autres sont pas sur la même échelle… c’est vrai que de ce point de vue, il avait l’air un peu foufou… il l’a toujours eu, même les jours où ça allait pas, la queue entre les jambes, à te regarder par en dessous à croire qu’il avait encore fait une connerie, les yeux humides et grands comme des calots asymétriques de poupée malmenée… elle était là sa jeunesse, dans son masque… toujours souriant en général, comme on peut sourire quand une a une gueule comme ça… faut dire qu’avec sa tache aussi noire que sa truffe, et décentrée, sur l’œil gauche, quand tout le reste était blanc, sauf ses deux billes fauves en guise de sourcils… ça lui faisait un air assez bouffon… et il aimait ça bouffonner… quand il jouait à se courser pour essayer d’attraper la penille que tu tenais en main, et il te boulait, tu tombais et il tirait, il tirait sur cette penille… et toi aussi, et même tu l’enroulais une fois ou deux autour de l’avant-bras pour plus de prise, mais il lâchait pas, il lâchait rien… lui aussi d’un coup de mâchoire il renforçait sa prise et il tirait, il tirait sur ses pattes tendues vers l’arrière… et puis le coup de mâchoire, à force, c’était sur tes mains… et s’il lâchait il se jetait sur ton bras qui finissait couvert de bleus… quand on y pense, c’est aussi comme ça qu’il a appris à chasser… et il était bon… pour le reste, ce qu’on peut pas expliquer, c’est les conneries qu’il faisait… qu’il lui arrivait… comment il se prenait systématiquement le jus des clôtures électriques, quand les autres passaient dessous sans toucher le fil… il détalait comme un lapin… comment on l’a cherché partout dans la maison qui était restée fermée avant de le retrouver, en ouvrant la porte-fenêtre pour voir dehors au cas où, sur le toit… il était passé par le vasistas… mais oui, qu’est-ce qui s’était passé dans sa tête… ? et puis aussi, comment on l’a vu revenir en pimant, une tapette dont il aura voulu manger l’appât au bout de la langue, pendante…

Noisette — en milieu de matinée et d’après-midi, il se tient sous une chaise, sous la table basse, derrière une enceinte, comme un besoin de se terre, de se mettre en boule, tête rentrée, oreilles repliées, l’œil à demi fermé, l’air de couver ou de méditer — il a un truc avec les pieds : un jour il tourne autour, il saute, il grimpe dessus, il gratouille et mordille, avec de petits aboiements ou ronronnements s’il pouvait ; un autre jour, il court après en dérapant, en fonçant dans le mur qui le relance, il saute sur le divan en grognements sourds, plaqué sur la têtière, oreilles à plat, l’œil et les moustaches profilés, et pour un peu on l’entendrait feuler — parfois, il se dresse, les courtes pattes avant dans le vide, en petits bras ballants tout tremblants — il se laisse aussi choir devant la télé comme on viendrait d’abattre un gros gibier, tout raide — mais il se relève aussitôt et s’allonge sur le côté, les pattes abandonnées, écartées, mais la tête droite, à l’écoute, une certaine hauteur dans l’œil fixe, le souffle haletant, mi-sphinx, mi-odalisque — et couché de tout son long sur le sol malgré ses grandes pattes arrière en forme de plis pour le grand saut, il fait aussi carpette.

Saturnin — un poussin plutôt pataud, court sur pattes, palmé, le bec épaté et gris, mais un beau duvet jaune orangé bien moins pâle que celui des autres ; il les suit, les autres, tant bien que mal en se dandinant, à la traîne, mais le premier à barboter dans le pneu coupé en deux, rempli d’eau ; un drôle de coq aussi, mais un beau coq quand même avec sa tête d’un vert brillant aux reflets presque bleu ; il passe sa vie au milieu des poules, dans un enclos de terre battue et rebattue, boueuse, craquelée, à patauger dans un bassin d’eau fangeuse ; il suivait la vieille femme au foulard et au tablier gris qui entrait au coucher du soleil, qui venait lui faire la causette, et qui repartait en laissant ouvert ; un jour, il est sorti pour suivre les glapissements du ciel, voir d’où ils provenaient, et il s’est endormi là, dehors, dans le Grand Plan d’herbe et de rosée sous l’Axe des étoiles, à rêver d’un vol de cendres.

Margot — la peau du lait fraîchement tiré, qu’on faisait bouillir le matin dans une grande casserole, avec ce disque creux transparent au fond qui finissait par clapoter, la peau épaisse qui se formait, presque aussi jaune que le beurre, lisse et alvéolée, en frémissant, en tremblant, la peau de lait qu’on étalait comme de la crème sur un beau morceau de miche grillé, brûlé ici ou là, à gratter le charbon avec une pointe de couteau, et cette couche de sucre roux qui craquait sous la dent, la peau de lait qu’on perçait d’un doigt comme un dieu le soyeux sol lunaire, par gourmandise, après avoir goûté le lait cru, qui coulait d’un jet comme l’eau du Manneken-Pis du trayon sur la langue, et à côté, sous la peau rose de la mamelle charnue, ferme et moelleuse, de petites taches noires et de fins poils blancs, comme tout le reste du pelage, en noir sur blanc, avec cette légère couche de graisse qui restait sur les mains, quand on attrapait la peau du cou, le fanon en plis et replis, quand on caressait le chanfrein, le chignon, on agaçait le duvet des oreilles, on empoignait les cornes aussi et on partait au grand galop de rodéo, on volait, pris d’une soudaine envie d’écraser sa joue contre le mufle, sa peau noire et luisante, un vent de sud dans les yeux, de grands yeux noirs.

Grand Louis… je l’ai pas connu, de lui je sais que ce qu’on en a rapporté… que c’était un cas parce qu’il était peureux, et quand on l’effrayait il faisait des bonds énormes… un peu comme dans un Tex Avery… et comme ça faisait rire tout le monde, on se privait pas pour lui faire peur… il a fini sous une voiture, et c’est peut-être la seule fois où la peur l’aura pas gagné… pas le temps…

Figure 2 – De la Grosse Bête Noire en route – photo © Marc Hamacher sur UNTAPPD (1:41 AM 15 May 23)

Notes relatives (plus ou moins) à l’établissement du texte (si c’en est un), à l’attention des mordus (mais par quelle créature ?) de la lecture

Encore un jeu de mots facile… Je retombe souvent dans ce genre de bêtise. Et en même temps (ne laissons pas le Président s’emparer de cette expression), c’est presque le premier plaisir des mots, le mot pour rire premier degré. Bien sûr, le procédé est galvaudé, c’est une vieille ficelle usée jusqu’à la corde. Mais la chose est souvent renversée par le fait, de deuxième ou troisième degré, qu’elle se signale en tant que telle, une imposture gratuite, insignifiante. Avouons quand même que le détournement tous azimuts par le monde médiatique, à des fins mercantiles, a de quoi agacer. (Dernièrement : Spéciale bière | on n’a pas fait les choses à demi. C’est pour la grande distribution, bien sûr, pas les pompes funèbres.)

Dans Le Paradoxe du chimpanzé, le docteur Steve Peters montre comment notre humanité n’est jamais qu’une houppelande trop grande pour le chimpanzé empêtré, qu’on ne perçoit que par ses mouvements brusques dessous, que nous sommes restés, d’abord. Ce que nous percevons, c’est lui, en premier, l’être d’affects, qui fait avec. C’est peut-être son visage que j’essaie de retrouver sous ses mouvements, sous le voile du vêtement déformé. Son visage et ses grimaces, comme autant de manières de nous singer.

Avouons que la facilité avec laquelle j’use du (le) procédé est irritable. N’est pas Raymond Devos qui veut. Le plus étrange, c’est que bien que prévenu par Barthes sur ce que veut dire faire œuvre d’art aujourd’hui (un aujourd’hui qui a une bonne quarantaine d’années, certes, mais certains esprits comme le sien ont tant creusé l’œil de leur époque qu’ils ont fini par prendre une belle avance — et on n’est pas près de les rattraper), j’ai l’air de faire exactement le contraire.

(Dans un hommage à Antonioni, Barthes concluait sur ce fait : « être artiste aujourd’hui, c’est là une situation qui n’est plus soutenue par la belle conscience d’une grande fonction sociale ou sacrée ; ce n’est plus prendre place sereinement dans le Panthéon bourgeois des Phares de l’Humanité ; c’est, au moment de chaque œuvre, devoir affronter en soi ces spectres de la subjectivité moderne, dès lors qu’on n’est plus prêtre, que sont la lassitude idéologique, la mauvaise conscience sociale, l’attrait et le dégoût de l’art facile, le tremblement de la responsabilité, l’incessant scrupule qui écartèle l’artiste entre la solitude et la grégarité. » — En effet, les phares sont ceux de l’Animal. (Je n’avais pas relu ce passage depuis des années. C’est un jeune lycéen, Paco, qui me l’a soumis l’autre jour, en vue de son exposé en classe : il m’a envoyé un petit questionnaire surprise sur le pourquoi et le comment j’en suis venu à étudier Barthes. Je me suis dit que le mieux serait d’orner mes réponses d’une poignée d’extraits qui, à l’affleurement de ma mémoire, peuvent apparaître comme des plus-values, dans cette œuvre foisonnante, m’animant plus que je ne saurais le dire. (Que je sois à la hauteur, ou pas, c’est une autre histoire.)))

Au risque de me répéter, Antonio Lobo Antunes a aussi réglé quelques comptes avec l’usage facile et détourné de la langue dans Le Cul de Judas, chapitre U.

Et le chimpanzé, son animalité, elle constitue la doublure de quel être, de quelles créature ou entité ? (Question sans fin. De là à remonter aux éponges, sur la frise historique du vivant, et plus loin encore dans la soupe primitive.)

Pour la question des portraits avec Chatf n°4, l’important pour moi se trouve dans ces deux fragments : (21:33) qu’est-ce que ça induit si on écrive 20 minutes donc cette semaine la proposition ça serait de prendre trois fois 20 minutes sur trois jours sur deux jours sur un jour sur cinq jours c’est pas ça l’important par contre je crois que ce qui est important c’est de le faire dans des moments séparés de faire chaque expérience comme si elle était seule au monde et de travailler uniquement sur dire et de travailler principalement sur le point de départ au départ ça c’est un croisement un croisement | (23:38) d’intensité là les gens qui le croisent ils le mettent en partage si nous on pense là dans le quotidien dans la répétition à ça ça et ça on en saura pas plus mais pourquoi ça vous l’avez remarqué pour quelle intensité supposée et à ce moment-là on fabrique la petite boule d’écriture et on va fabriquer trois de ces portraits chacun et cette question c’est pas seulement principalement sur le portrait mais d’avoir à réfléchir sur le dispositif même sur ce qui nous amène à ça sur le lacunaire le lacunaire qui s’exprime

Baptiste Morizot : « l’ignorance circonscrite est le savoir le plus honnête, l’art de ne pas conclure encore, une vertu. Il s’agit de se dessiner progressivement une carte du connu et de l’inconnu, et ce dernier à la part belle »…

Je vais pour fermer les volets sur la terrasse, le concert de grillons est assourdissant. C’est eux tous les trous que j’aperçois dans le jardin, mais je ne les aperçois jamais. On pourrait alors croire qu’ils n’existent pas vraiment, et que c’est le jardin qui chante à sa guise, la nuit tombée.

J’écris ces notes en même temps que les textes, dans leur suspens. C’est difficile. Il y a le souvenir, il y a ses lacunes, énormes, le souvenir au milieu de l’Oubli. Et il y a l’imagination et le fantasme mêlés qui se faufilent entre les deux, dans l’appel d’air de la friction pour combler le vide. L’artifice qu’ils parviennent à produire pour un impossible, plus ou moins réussi. Mais ce n’est pas grave. Ce qui compte, c’est le prolongement du souvenir dans la langue, c’est la pelote des mots, des phrases, enroulée pour une trame un peu plus solide.

Portraits de quelques animaux domestiques qui ont été baptisés. À chacun son nom, et en retour, celui de l’espèce ne peut plus vraiment être prononcé. Bien sûr, personne ne sera dupe, on reconnaîtra facilement les attributs spécifiques de chacun, mais l’enjeu est ailleurs.

En racontant à mon père, l’autre jour, comment une pie a atterri sur la table de la terrasse et s’est approchée de moi, quand deux autres dans le jardin restaient à l’écart, à voler d’un arbre à l’autre, il s’est souvenu du corbeau qu’il avait apprivoisé, tout jeune, sans le baptiser. L’oiseau volait autour de la maison et entrait dans sa chambre. Il se signalait en frappant du bec à la fenêtre. Il pouvait dérober de petits objets. Et c’est bien plus tard, en réparant la toiture de la maison, que mon père a retrouvé sa chevalière entre deux tuiles.

M. Cochin, un ancien voisin, avait apprivoisé un geai qui volait dans le quartier. Il venait parfois se poser dans la haie et sur le bord de la fenêtre. Souvent on l’entendait siffler ou chanter, en imitant d’autres oiseaux. M. Cochin assurait qu’il pouvait répéter quelques mots, mais je n’en ai entendu aucun.

(Dans “domestique”, il y a “homme”, disait en substance Lacan — ou c’était le prof de lettres ?)

(Et c’est quand l’animal dépend de l’homme qu’il n’en est plus vraiment un ? qu’il devient bête ?)

Quand le monde frappe à la porte de la Structure. — Il y avait Julienne, de Guinée, arrivée en Europe avec un Zodiac de fortune. En formation depuis quelques mois pour lire, écrire, compter, elle a effectué un stage comme cuisinière dans une maison de retraite. Elle y travaille jusqu’à la rentrée. Elle suivra alors une formation qualifiante. Elle voudrait poursuivre la formation ici, en parallèle. — Il y a Sofiia, jeune Ukrainienne de 18 ans qui comprend et parle assez bien le français, qui l’écrit un peu. Elle vit chez sa tante installée depuis une vingtaine d’années. Elle a appris l’alphabet latin avec l’anglais, qu’elle trouve difficile. Elle s’exprime peu, de façon laconique. Elle regarde ailleurs quand il est question des amis, son œil gauche divergent toujours sur vous. — Il n’y aura pas Mahmoud, Syrien qui a choisi la France comme pays d’accueil (il voulait voir Paris, la tour Eiffel) quand son tour est venu de sortir du camp où il vivait en Jordanie. Il vit en France depuis quelques années, il a commencé à travailler. Pour sa femme professeur d’anglais, c’est plus difficile, à cause du foulard. Il comprend très bien le français, il le parle vite avec un accent à couper chaque mot, il ne sait pas l’écrire. On l’oriente vers une autre structure. Il garde le sourire.

Il y a aussi cette collégienne, en quatrième, à qui je donnais des cours particuliers de français (via Acadomia). Elle aimait les araignées et elle en possédait quelques-unes dans un vivarium transparent qui ne devait pas quitter sa chambre. Je ne les ai jamais vues. Mais je me souviens de la fois où la jeune fille portait des mitaines noires en résille.

J’avais d’abord pensé à un ensemble de portraits-animots, dans la ligne des portraits-robots, mais sans réelle conviction. Et puis, la recherche de La Noiraude de Jean-Louis Fournier (que j’ai regardé tout petit, avec La Linea), en pensant à une image pour illustration, m’a fait d’abord tomber sur des marques bières du même nom (une blanche « robe claire et mousse dense, et une stout, « noire de haute fermentation »), puis, sérendipité oblige, La Bête Noire d’À la Fût. De là, la révision du titre pour ces portraits où l’animal ne prime pas tant, pas seulement, que la relation à eux, via la mémoire et l’imagination, les mots au milieu à commencer par leurs noms. (Il existe aussi sans article une Bête Noire, une Grosse Bête Noire Luxuriante au café Yirgacheffe de la Brûlerie Mékinoise, La Bête tout court, une stout Encre Noire du Lubéron, et une série de Série à l’Encre Noire de la vallée de la Lienne, jusqu’à 13,5° !)

(Les textes à trous que j’ai pu écrire — cette voix qui parle, qui parle, en glissement de sens et coq-à-l’âne — ne sont peut-être pas si éloignés des notes. — Normal, c’est toujours le même qui les écrit — enfin, je crois.)

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme pas fait exprès).