J’ai de l’affinité pour les vaches, presque de l’empathie. Il m’est pourtant impossible de me mettre à leur place et c’est du dehors que je regarde la vache nouvelle qui occupe avec son veau le pré au bord du chemin. Les deux autres, des génisses encore jeunes, mais que j’ai vues grandir, sont là près de la barrière de leur propre pré. Les deux prés sont séparés par le chemin de ma promenade. La nouvelle est rousse, adulte, elle a de très grandes cornes. Les yeux comme mi-clos, un œil sur moi, un œil sur son petit, elle est là. Attentive, méditative,paisible, mais pas seulement. Le petit lui, regarde comme encore étonné du monde dans lequel il est tombé. Roux comme sa mère en plus clair, parfois couché, parfois flageolant sur ses pattes, un peu à l’écart, mais jamais très loin de maman. Les autres, les génisses sont là toutes proches. Entre elles et la nouvelle, il se passe quelque chose. Je ne sais quoi. C’est très rare qu’elles stationnent aussi longtemps auprès de leur barrière, elles sont le plus souvent au bout du pré. Pas maintenant, pas depuis qu’il y a l’autre qu’elles ont reconnu comme leur semblable et qu’elles observent sans un mot.
Mon chien se sent une âme de gardiens de troupeaux, c’est sa nature, son instinct. Avec les génisses lorsqu’elles étaient jeunes, il mimait des poursuites derrière la barrière. En grandissant, elles ont arrêté ce jeu stupide, pas lui. Il les fixe, se tient en arrêt, donne un coup de dent au grillage en cherchant à les atteindre et démarre sa course effrénée. Elles ne le suivent plus, approchent parfois leurs museaux et leurs cornes de ses crocs, sans plus. Je redoute qu’il s’essaie sur la bonne mère aux longues cornes qui veille sur son petit. Elle aurait vite fait de défoncer la clôture à peine tenue par une ficelle de lieuse si elle sentait le danger. Quoi de plus féroce qu’une maman défendant son petit ? Je ne change pas mon parcours, cela me priverait, mais je suis attentive et j’éloigne autant que je peux mon chien de la tentation.
Les vaches ne méditent pas, elles ruminent. Ruminer est le contraire de méditer, tous les maîtres vous le diront. Pourtant, j’aime m’imaginer laissant remonter le bol alimentaire de mon rumen vers ma bouche pour le malaxer à nouveau et le laisser redescendre ; c’est aussi efficace que de se concentrer sur l’inspire et l’expire et quelque part beaucoup moins difficile, car cela ne m’appartient pas, c’est en dehors de moi, un mécanisme que je peux observer du dehors, considérer en toute quiétude et longtemps. Si ma pensée dérive, elle ne va pas plus loin que le questionnement sur les raisons qui conduisent ces deux paysans voisins et amis à choisir l’un d’engraisser des animaux jeunes, l’autre de préférer des mères avec leur veau, car chaque année c’est la même chose. La race change, l’an dernier c’étaient des blanches, le schéma reste le même. C’est agréable aussi de voir grandir des veaux, du petit qui tète au grand qui broute et vient parfois, presque aussi grand que sa mère, donner des coups de tête dans la mamelle vide. Comme ça grandit vite un veau ! Méditation sur la vie et son cours. J’essaie de ne pas penser à leur fin. A la mienne non plus, alors que je devrais pour bien méditer.
Après un portrait de merle en artiste, des vaches et un chien en maîtres de méditation. Voilà qui rejoint ce que j’ai en tête en ce moment — ou dans la peau –, et qui me met bien en peine avec cette technique #06. Mais voilà surtout un texte qui devrait pouvoir faire sauter les barrières et libérer mon troupeau. — Merci Danièle
Merci Will. J’avais lu tes sangliers. On n’est plus très nombreux à vivre vraiment avec les bêtes et cela n’ira pas en s’améliorant.