Dès qu’elle pose le pied sur la piste, quelque chose opère, un clic qui déconnecte, le cerveau se met en mode automatique. Elle prend toujours le couloir extérieur, question d’habitude. Pourtant, elle n’a dans son champs visuel qu’une vague impression de vert (le feuillage en bordure) et de bleu (le ciel au-dessus d’elle), le reste c’est le rouge du caoutchouc sur lequel les pieds impriment leur position. D’instinct la respiration se règle et l’air emplit ses poumons, en sort, circule et la pompe s’adapte au rythme. C’est tout le corps qui se met en branle, l’harmonie est totale, depuis le petit orteil jusqu’à la nuque en passant par les poignets et les mains, dans une tension-relâchée paradoxale où les membres sont tenus mais souples, fluides, dans le prolongement des jambes qui font le job, l’irrigation depuis le cerveau, mécanique bien huilée de l’athlète. Tantôt le regard est à terre, comptant machinalement les pas sans qu’il n’y en ait ni raison ni besoin. Un tic. Tantôt il suit une ligne de fuite perpendiculaire au tracé blanc, sans que l’œil fixe quelque chose de précis. Mais voir loin, au-delà, et c’est comme dépasser une limite que le corps se serait fixé. Parfois, elle se parle de la piste elle-même, du sol nivelé, aplani. Elle la visualise avant toute transformation, brute dessous, la terre encore brune comme parfois quand elle court dans la nature. Comme damée ensuite, sa coulée d’asphalte, sa rivière enrobée, ou bétonnée lisse, tapissée. Elle imagine le rouleau compresseur qui s’avance comme elle court, l’appui polymérisé, composite et la poussée du pied chaussé dans une autre matière technique, synthétique. Ou le tapis rouge déroulé à Cannes. La voilà star du grand écran inspirant-expirant à petite foulée, l’échauffement d’avant la prestation filmique. La piste se relève et salue les spectateurs. Elle est l’autre personnage clé, le second rôle sans lequel aucun premier n’est possible. Et c’est dans un long travelling que la coureuse s’élance, un long et unique plan séquence d’une durée d’environ 2 minutes (plus ou moins selon la performance). Une seconde caméra pourrait zoomer sur ses cuisses de gazelle, longues enjambées, souples dans l’allure, parfaites. Et ses pieds logés dans ses runnings high tech, aérodynamiques, plaque carbone, mesh tout confort, stables, légères, performantes. Elle a l’impression de voler avec, les imagine en sandales ailées d’Hermès. Déesse de la piste.
discipline du corps comme de la phrase, on dirait bien . La voix aussi est là désormais, impossible à séparer des mots, et même de ces images mouvantes en noir et blanc, images fantômes cette fois mais non moins vives ) . C’est toujours musical, poétique, parlant, troublant. ( et, en plus 3 à lire d’un coup )