Il entre, il pousse la porte, devance la file. C’est un bracelet noir, il peut passer en premier, il a le droit, mais il doit enlever ses chaussettes avant d’entrer dans le vestiaire. Il n’y a pas pire hérésie que de ne pas enlever ses chaussettes (et ses chaussures, pour pouvoir y glisser ses chaussettes) avant d’entrer dans le vestiaire et de les déposer dans un casier vide et de choisir ensuite le vestiaire approprié (celui des hommes quand aucun club ne l’accapare) et de se déshabiller le plus rapidement possible (se cacher s’il y a des enfants, cela va de soi, ne jamais montrer des corps adultes à des enfants) pour enfiler le costume de bain bleu et insérer dans le linge le bracelet noir (après avoir fermé le casier où ont été déposés les vêtements), les lunettes de natation et le produit de douche que l’on n’utilisera qu’après la baignade, même si on se douche aussi avant, c’est obligatoire, tout le monde se douche, les corps se comparent mais mine de rien, certains baissent la tête, d’autres bombent le torse, une hiérarchie se met en place, les trop maigres et les trop gras zyeutant les parfaits dans l’espoir qu’à force de traversées leur corps se transforme en corps parfait, mais à bien y regarder, il n’y a pas de corps parfait, il y a toujours un bourrelet, une poignée d’amour, un os pointu dans le dos, et ensuite il passe le pédiluve sur la pointe des pieds, dépose le linge dans un casier, choisit la ligne en fonction de critères précis : le nombre de nageurs, leur rapidité, leur type de nage. Lui, c’est brasse rapide, ce qui correspond grosso modo à crawl lent, même si la rapidité des nageurs, vue du bord de la piscine, on l’évalue toujours faux et qu’on se retrouve brasseur lent au milieu des crawleurs rapides ou brasseur rapide ou milieu des dos lents ou brasseur moyen au milieu des papillons qui éclaboussent, mais une fois la ligne choisie on reste dans la même ligne jusqu’au bout du kilomètre, soit quarante fois vingt-cinq mètres, même si souvent c’est trente-huit fois ou quarante-deux parce que ce que l’on ne voit pas de l’extérieur, c’est que cet homme qui nage est en même temps un homme qui compte et qui s’emmêle dans ses comptes et après environ un kilomètre, il s’assied sur le bord du bassin, reprend son linge, se douche, se dépêche de se rhabiller, enfile ses chaussettes puis ses chaussures puis passe le bracelet sur la borne qui indique le prix : 6 francs. Il a nagé vite aujourd’hui.