Une fin de matinée, Je se rend à la librairie de la petite ville voisine. Comme c’est le cas la plupart du temps où il se rend dans cette librairie, Je a une idée très précise du livre qu’il veut acheter. Je, pourtant, aime flâner dans les rayons de livres, les bibliothèques et toutes sortes d’endroits. Mais le plus souvent, Je parcourt les rangées de livres dans un objectif bien précis, pour dénicher une nouveauté ou un ouvrage inscrit sur une liste qu’il garde toujours sur lui. Sur son téléphone portable, pour être précis, dans une application appelée « notes ». Il s’y trouve d’autres listes dans cette application, de trucs à acheter, de trucs à faire, de trucs à ne pas oublier. Mais la liste des livres que Je possède sur l’application de son téléphone portable est de loin la plus longue de toutes les listes qu’il possède en permanence sur lui.
Pour trouver les livres qui sont inscrits sur sa liste, Je a plusieurs solutions. Pour les livres qui ne sont pas des nouveautés, Je commence souvent par aller sur internet. Je connaît plusieurs sites de ventes de livres d’occasion et va régulièrement voir si des livres de sa liste s’y trouvent. Parfois, il fait une commande. Le plus souvent, il s’agit de livres qui sont à moins de cinq euros et il en commande suffisamment pour que les frais de port soient offerts. Ça représente cinq ou six ouvrages, parfois plus quand son compte en banque lui autorise. Pour les livres d’occasion, il va aussi régulièrement dans des bouquineries, des ressourceries ou à Emmaüs. Mais il a remarqué que depuis quelques temps, les livres qu’il y trouve sont de plus en plus chers. Par contre, pour les livres neufs, ceux qui viennent de sortir ou qui sont introuvables d’occasion (mais encore disponibles neufs), Je se rend à la librairie de la petite ville voisine.
Le plus clair de la journée, la vitrine de la librairie est inondée de soleil. Surtout en fin de matinée. Je se dit chaque fois qu’il se trouve devant cette librairie sur le point d’y entrer que les livres doivent mourir de chaud derrière la vitre et qu’un livre mort, ce n’est guère attirant. Ce n’est pas comme la viande dans la vitrine du boucher de l’autre côté de la rue. Mais Je sait aussi que lorsqu’il poussera la porte vitrée de la librairie, cette idée morbide disparaîtra aussitôt.
Chaque fois que Je ouvre cette porte, il entend la clochette accrochée sur le sommet de la porte tinter. Chaque fois que Je entend cette clochette, il est envahi de pensées contradictoires. Je sait que cette clochette sonne le réveil de son ignorance, qu’il entre dans un espace où le savoir est concentré dans des milliers de livres, de pages, de lignes, de mots, de caractères imprimés. Paradoxalement, Je sait aussi qu’il se trouve bien dans ce lieu, il sait qu’il n’y a pas beaucoup d’autres endroits où ils se sente aussi bien. Cette pensée contradictoire, Je la vit physiquement dès qu’il pénètre dans la petite librairie. Comme la caisse est toute proche de la porte à la clochette et qu’il y a souvent une petite queue de clients qui attendent pour payer leurs achats, Je doit remonter à contre-courant la file pour entrer dans l’échoppe. Je se demande chaque fois en pareille circonstance si les saumons savent lire. Lorsqu’il n’y a qu’une ou deux personnes qui attendent, l’accès aux romans américains est tout juste possible, mais avec plus de monde, c’est une partie de la planète qui s’efface. Après les États-Unis, c’est au tour du continent américain d’être inaccessible, puis viennent le monde anglophone, l’Asie, l’Afrique et enfin l’Europe. Dans les semaines qui précèdent les fêtes de fin d’année, l’Europe et une grande partie de la planète disparaissent derrière les cabas, les manteaux de laines et les écharpes. Dans la disposition de la petite librairie, la France est préservée. Les auteurs indigènes prennent place non loin de la caisse mais de l’autre coté de la petite table sur laquelle sont posées en évidence les nouveautés, protégée du flux des acheteurs par le rempart des best-sellers ou, plus généralement, des choix du libraire. Ou de la libraire, Je n’a jamais réussi à identifier qui dirigeait ce commerce. Le tout petit rayon poésie est souvent désert, au grand bonheur de Je qui s’y réfugie fréquemment. Devant les livres de voyages et les essais de tous ordres, la circulation est également fluide. Devant les bandes-dessinées, rangées dans un coin de la boutique, l’accès est souvent difficile pour peu qu’un ou deux ados aient entrepris de finir le dernier Marvel et sur les coussins disposés devant les livres pour les enfants, ce sont souvent les mamans qui imposent leur présence, du corps et de la voix.
Dans ce local plutôt exigu, bien plus grand à l’intérieur qu’on ne pourrait croire, telle une maison des feuilles des livres, Je s’est souvent interrogé sur les flux qui régissent le lieu. Physiquement, les courants suivent bien évidemment les étroits couloirs entre les tables et les rayonnages et contournent les obstacles de la file de la caisse ou des lecteurs à l’arrêt. Je s’intéresse aussi et surtout aux courants aériens, les flux de pensées et de connaissances, les vents d’idées, les souffles de poésie et d’imagination qui émanent des livres. Toutes ces forces qui l’amènent, lui et les autres clients de la librairie, à prendre un livre sur une table ou sur une étagère, à le feuilleter, à se plonger dans le quatrième de couv, à le humer, à le sentir, à le gouter. À se laisser choisir. Je connaît un auteur qui dirait qu’un livre c’est comme un fromage, c’est lui qui vous choisit.
Lentement, la librairie se vide et les clients disparaissent des allées. Même devant la caisse, il n’y a plus personne. Une jeune femme travaillant dans la librairie vient avertir Je que le commerce va fermer pour la pause du déjeuner. Comme cela arrive le plus souvent, Je sort de la librairie en ayant oublié la raison première qui l’avait amené dans ce lieu, sans même avoir cherché sur la table le livre qu’il y était venu chercher. Je se dit que, de toute façon, dans quelques mois, il le trouvera d’occasion sur internet.
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