Toutes les fenêtres et les volets fermés. Plongé dans le noir et la chaleur . Le soir attendu est arrivé, enfin. Une tentative : on ouvre la porte-fenêtre, une vague puissante s’abat.
Les phrases courtes, traduire l’économie de mouvement. C’est bien ça qu’il s’agit de saisir, à travers les mots, au-delà d’eux, le corps en veille, en « mode éco. », les actions que l’on rationne, celles qu’on fait par habitude, sans y penser, et dont on prend conscience parce que, ce soir, il en coûte. Plus rien n’est innocent, une pesanteur, jusqu’alors inconnue, nous tombe dessus. C’est comme un poids, mais plus qu’un mouvement physique, cela tient presque d’une faute morale, d’un oubli fâcheux pour le moins. Il faut faire avec, mais le corps ne semble pas conçu pour ça, l’esprit pas davantage d’ailleurs : les phrases courtes miment son court-circuit, le voilà relégué à la gestion de tâches qui ne lui demandent aucun effort perceptible, en temps normal, en climat tempéré. Le corps redevient une machinerie dont on sent la pression monter. On la connaissait, on la pressentait mais on l’avait reléguée dans un coin. Cette machinerie se fait, en cet instant, impérative. Mais cela les phrases ne le disent pas, la « vague » veut montrer cette masse qui surprend l’être dans son entier, mais manque quelque chose. C’est ce quelque chose, informe qu’il faudrait réussir à formuler mais formuler suppose une maîtrise, une compréhension dont on est, là, dépourvus. La vague, on imagine celle d’Hokusai, son inéluctabilité, elle est figuré, on peut la penser, dans toute horreur. Peut-être faut-il remuer la phrase, la déphraser, la rendre impensée, choisir un vocabulaire plus gris et indéfini, quitte à y perdre un sens qui ne s’appréhende plus. Et comment montrer cette attente, cet espoir déçu, celui d’un brin de fraîcheur, si ténu soit-il, qui se mue en cette épaisseur moite et implacable ? Est-ce possible ?
Fenêtre et volets fermés. Dans le noir, la chaleur. On attendait le soir, il est arrivé enfin. On tente, on met le nez au balcon : cela vous écrase et vous enserre, de partout.
On a accentué, le flou, l’indéfini, le « on », c’est soi, c’est tout le monde, c’est tout car on n’imagine pas quelque chose qui échappe à cette colle, qui réduit tout à son image et s’assimile tout. On l’imagine grossir de façon géométrique ce truc innommable et immobile. On abuse sans doute de cet indéfinition, on pourrait laisser croire qu’il y a là comme une forme de plénitude, d’assimilation à la totalité du monde. Cela n’est pas exact, « il y a » mais c’est de l’extériorité, quelque chose qui vous avale, vous réduit à n’être pas vous, il y a une pâte molle, une consistance fuyante qui gagne à chaque remuement, à chaque inspiration. Il y a cette angoisse qu’il faut maîtriser, et ça la phrase ne le nomme pas. Elle le ferait qu’elle manquerait dans le même mouvement ce qu’elle vise. Car cela n’a pas de cible, cela se perd dans le touffeur. Garder ce mot, sa forme, sa sonorité, plus même que son sens, tire quelque part, vers où l’on veut dire. Le dictionnaire le définit ainsi : « Atmosphère étouffante et chaude » « Une touffeur d’orage pesait sur ce Paris des fins de juillet » Martin du Gard. Oui, Essayer, touffeur, pas celle trop apprêté de la citation, avec sa petite gueule d’atmosphère, plutôt cette masse indéfinie, sans contours bien net, ce gris d’apparence, cette saturation du « f ». Car tout est en excès, et en manque, l’excès de cette brutalité, le manque d’oxygène et puis le mouvement arrêté, car l’air, ne bouge plus. Ce n’est même pas un sirocco, un souffle venu de contrées exotiques, cela n’arrive pas, ne vient pas d’ailleurs, comment rendre cela ?
Le jour, fenêtre et volets ont été fermés. La nuit grise est arrivée, enfin, et avec elle une attente. Un bras se déplie, une main tourne une poignée, une béance est ouverte : la touffeur est tombée, d’un bloc.
La voix passive : cela est arrivé mais hors la volonté, cela s’est imposé. Il y a qu’il n’y a pas ici de volonté. La chose, la touffeur est là, elle est sans cause. Oui, l’on pourrait invoquer des raisons météorologique, des raisons anthropiques, mais il en manque encore beaucoup, car rien n’est dit de la nuit étouffée, de la ville écrasée et silencieuse, de la désertion soudaine des signes de la vie, — dehors tout est silencieux ; rien n’est dit de cette réalité hallucinée. Il faudrait prendre cette réalité la rouler en une boule, en faire un trou noir en miniature, un gouffre. Utiliser un logiciel de retouche d’image pour les mots, gommer le connu, accentuer le flou, sursaturer cette sensation, chaleur, quitter la palette des sensations communes, composer de nouvelles couleurs, des textures entièrement nouvelles. « Le bloc » dénote l’écrasement ressenti mais possède une compacité qui ne rend pas la totalité de l’impression. Car celle-ci ne vient pas seulement du haut, elle sourd de toute part, cela la deuxième proposition le signifie mieux. Peut-être manque-t-il cette composition de la nuit, de l’air, cette mélasse qui vous incorpore et l’esprit avec, qui ne voudrait pas sombrer et s’accroche aux ratiocinations comme à une bouée dérisoire – cela ne durera pas, c’est évident, cette singularité climatique est une aberration qui s’effondrera sur elle-même, un vortex qui s’annihilera, un chronos mangeant sa propre chair et se dévorant jusqu’à l’os et les rongeant quand il n’y a plus rien d’autre à bouffer. Mais, plus la pensée remue, plus elle se perd, elle se noie dans son propre jus, celui du dehors qui l’a elle-aussi corrompue. Et le temps, pas celui de la météo, qui le dira ?
Une proximité avec mes propres interrogations sur ce même exercice assez amusante. L’aller retour entre la léthargie et le choc, l’insatisfaction aussi dès qu’il s’agit de saisir l’informe. Cela m’est familier.