##techniques #05 | Passage des saisons

Je coupe le contact, tourne la manette du commodo, plus de phare, il ne fait pas encore tout à fait nuit. J’ouvre la portière, pose un pied à terre, prend appui pour extirper le corps entier du véhicule, n’oublie pas le pain, le sac, la plaquette de Nicopass. Tout cela dans l’habitude, des gestes qui s’enchaînent les uns après les autres, rodés de longue date. Fermeture automatique des portes, la veilleuse du haillon arrière reste allumée encore un peu, le corps entier se redresse, la lanière du sac à l’épaule, le déplacement depuis le parking pour rejoindre le trottoir, la tête est vide, elle peut accueillir tout ce qui se passe ici. Il suffit de marcher lentement, de ne pas se presser, d’être aux aguets. Assez vite le même faisceau d’indices. on s’aperçoit surpris, l’hiver est passé, nous voici au printemps.

L’entrée dans l’été, met fin à la routine, la fin des MJC des ateliers, vers la fin de juin. Ébranlé par la vacuité toujours imprévue, le petit jeu de l’inattendu. Un allongement soudain du vide entre deux gestes à faire, une impression factice d’avoir le temps. La chaleur monte doucement du sol, rebondit sur les murs, les fleurs embaument, la couleur excite. La nuit est attendue, le petit jeu des insomnies délicieuses, la nuit l’été vaste et tranquille, une béance paisible, je dors encore moins l’été, j’en profite de ces nuits.

Les premières flétrissures, et puis cette odeur aigre-douce dans l’air, ce subtil refroidissement des lumières, des couleurs, qui tentent d’aller au contraire vers les ocres, les roux. Le ciel est peuplé, les fils électriques sont des portées, l’installation des vogues, l’iridescente des bogues, puis le jour recule. Défaite générale des feuilles, premières exodes, changement de température, la rentrée des classes, l’odeur des fournitures, l’écorce des platanes, les foules sous les préaux, des vapeurs montent des terres, l’humide et la boue créent des golems que les grands vents balaient, l’ombre peu à peu progresse.

L’hiver c’est la neige, avant le froid c’est la neige, l’hiver n’est rien sans neige. L’immense paix que procure la neige aux alentours comme au centre, le bassin dans le jardin. Verdict: la neige acquitte tout ce qui dépasse. Le poids de la neige sur la branche docile qui l’accueille en s’affaissant doucement, la branche et la neige une longue un progressive révérence. La chaussure protège le pied, la grosse chaussette autour du pied, marcher sur la neige dans la nuit du matin, l’entendre craquer sous les pas, seul bruit dans la rue, dans la tête. Sur les fils électriques les notes ont disparues, le ciel passe du bleu sombre au gris puis au blanc laiteux, le temps d’un aller jusqu’au portail de l’école, en rang deux par deux on entre dans la salle de classe, craie blanche, encre violette, au fond il y a le vieux poêle qui ronronne, la chaleur nous assomme, l’œil tente de s’évader du tableau noir, de rejoindre dans la cour et plus loin le ciel, somnolence de la nature aspiration à cette engourdissement très fort, on ne résiste guère.

une saison s’achève à peine, avec peine, à grand peine, et quelques renoncements, qu’une autre déjà s’amène. On se rend à peine compte qu’une saison se retire qu’une vague la recouvre comme si de rien n’était. Comme si la saison quittée, sans tambour ni trompette, nous laissait amer ou mi-figure, mi-raisin. Indifférent aussi parfois vers la fin. Indifferent à ce qui va, s’en va et vient. On en finit ainsi avec chacune, elle s’achève, on regarde faire. une saison s’achève de plus en plus en queue de poisson ou en queue de cerise, parfois on a le visage éclaboussée d’eau, c’est une saison qui s’achève en queue de comète. Puis une autre s’amène, une autre saison et c’est parfois une fête dans la glycine, le chèvrefeuille. dans l’olivier en pot. une fête donnée par les oiseaux qui poussent des petits cris d’oiseau puis qui s’égaient. Une grosse pie en smoking s’est posée sur une branche haute de l’ olivier pour attraper une olive de l’hiver dernier, on ne récolte plus les olives ici, on les laisse aux oiseaux. aux merles, aux pies. On fait aussi des boules de graisse qui fondent comme neige au soleil quand l’eau se glace dans les soucoupes des pensées passées. On attend sans attendre qu’une saison s’achève, qu’une autre saison s’amène, ça passe le temps si on n’a rien d’autre à faire, si on n’a plus rien à faire que passer le temps en attendant que le ballet des saisons s’achève , l’une après l’autre, très consciencieusement.

On peut mettre Vivaldi ça ne dure pas bien longtemps, quatre saisons et puis voilà, l’heure tourne ainsi. Il faut comprendre laquelle est laquelle au début rien d’évident. Enfant on écoute sans savoir et c’est très bien ainsi, vieux on n’écoute plus que le bruit des canalisations, le goutte à goutte, la pluie qui tambourine sur les tuiles. On peut encore mettre Vivaldi et mettre un nom sur chaque saison, c’est possible maintenant, on est moins ignorant. Mais toujours de ces silences entre deux saisons entre deux notes, entre la pluie et le soleil, entre récolter ou laisser, toujours un peu ignorant, et il faut qu’on en soit content, bien sûr c’est important le contentement.

Une saison peut parfois être si courte qu’on croit l’avoir rêvée, comme l’odeur du foin dans la grange, le goût acide ou âcre des prunelles dans la bouche, la légèreté folle d’une robe de nylon dans les mains, la souplesse d’un corps, la nervosité d’une cuisse, le parfum chaud des blés mûrs, le goût franc de l’eau du puit, l’ombre fugace d’une buse, le zigzag vif du lézard entre deux pierres d’un mur vieux, le pêcher en fleur, la ligne d’horizon qui tremble sous la chaleur, le bouchon qui s’enfonce d’un coup net dans la rivière, le poisson qui brille, le ver de terre qui se tortille entre deux doigts, l’hameçon qui perce, la friture qui frit, la mandibule qui rumine, la guêpe qui suce le jus, ivre, de l’assiette, la petite cuillère dans le mazagran, le mouvement des aiguilles d’une vieille horloge à plomb, le bruit que fait la clef pour remonter les plombs, le pince-nez qui devient hélicoptère, la fleur du pissenlit qu’on éparpille d’un souffle, la bougie d’anniversaire qui fume encore une fois éteinte, le goudron qui fond, les semelles qui collent, le cœur qui bat dans la poitrine, le souffle qu’on retient devant une robe remplie de tendresse et de vie, la sensation folle d’une robe de nylon qui choit sur le sol, l’éblouissement du ciel, la larme qui lave l’œil, la bouche qui découvre la lèvre, ,une saison peut parfois être si courte qu’on pense l’avoir rêvée, puis on met Vivaldi, on s’en souvient tout de suite, on est ignorant de l’espace entre le rêve et la vraie vie, et c’est très bien ainsi, miraculeusement.

Ce que déclenche en tout premier lieu, l’idée de la variation d’une phrase, c’est mon inaptitude à la réécriture. Ce blocage face à la musique. Cet excessif respect face à toute musique désormais après en avoir tâté et reconnu cette inaptitude. Après m‘être fourré cette sensation d’inaptitude dans le crâne surtout. La sensation qu’on ne peut pas refaire ce qui vient d’être fait. Qu’il faille passer par une forme de destruction irréversible du passé pour recréer à vif. Et aussi, en opposition, cette sensation que ce qui est fait ne l’est pas entièrement par moi ou je. La sensation que réécrire c’est mettre un peu trop je en avant comme chef des opérations. La sensation que je ne suis pas que je quand j’écris. La sensation qu’éprouve le petit je ballotté par la langue , qu’ il le sait pertinemment, que ça, la langue, n’appartient pas qu’à lui. La sensation de vouloir entrer dans une langue qui en grande partie se refuse en raison d’une croyance qu’on y est avant tout pour moitié étranger. La sensation que si je me voue entièrement à la langue française je trahis la langue maternelle. Je les trahis car j’emprunte une autre langue, je les trahis tous ceux qui s’exprimèrent autrement qu’en français, en estonien, mais aussi dans le français de tous les jours, le français ordinaire, le français d’une époque, le français d’une période économique, politique, le français comme creuset de tous les drames, de toutes les tragédies, le laisser aller du français dans la violence verbale, la médiocrité, et parfois aussi sa tendresse très privée. L’exercice qui consiste à partir d’une sensation, de la tentative d’écriture de cette sensation, du manque que l’écriture en premier lieu ne peut dire. Comment est-ce que je m’en sors, ou plutôt ne parviens jamais à m‘en sortir, de cette traduction personnelle de la sensation. Comment je l’esquive, comment je ne m’y appesantis pas alors que je m’appesantis sur tellement d’autres choses. comme pour me divertir, pour m’aveugler par et dans le divertissement. Comment je peux aussi me mettre à délirer au travers de cet exercice de traduction, devenir fou à lier parfois, en essayant de rejoindre quelque chose qui m’échappe en lui échappant moi-même le plus souvent. C’est à dire en bottant en touche.

Le piège est-il dans ce délire comme échappatoire au véritable travail ? C’est à dire de parvenir à dire la sensation, le simple passage d’une saison à une autre. Sans doute parce que la sensation vient de loin, que lorsqu’elle ressurgit elle m’ébranle dans mes certitudes, la certitude d’arriver régulièrement au bout de ma vie notamment. Non, quand cette sensation ressurgit, elle gomme cette certitude. Je me retrouve souvent l’enfant que j’étais. Je me retrouve en tant qu’enfant. La sensation me transforme, fait voler le temps en éclats, la sensation de passer de l’hiver au printemps comme une métaphore d’une autre sensation plus onirique encore de la vieillesse qui passe à la jeunesse. Évidemment qu’Il doit bien y avoir un lien mais comment ça se fait que cette sensation surgit la toute première fois, lorsqu’on sort de l’hiver, vers mettons 6 ou 7 ans ? Se sentir déjà vieux que d’aspirer à la jeunesse ainsi tiendrait-il. Que me raconte cette sensation lorsque je la vois surgir en moi soudain sur le chemin de l’école un matin. Comment je la perçois comme retrouvailles déjà dans le chant des oiseaux, dans une légèreté nouvelle de l’air qui caresse la joue. A quoi je pense en éprouvant enfant cette sensation à la sortie de ces hivers si longs déjà, interminables, est-ce que je pense d’ailleurs à quoi que ce soit, ou bien n’est-ce que la sensation du corps qui a moins à lutter tout simplement, qui se sent débarrassé d’un poids, celui des lourds vêtements d’hiver, les ayant troqué pour des tenues plus légères. Le retour du short, de l’air frais sur les mollets.

Quelles images viennent simultanément avec la sensation, la sensation qui charrie, la sensation comme le Cher qui coule en bas sous le grand pont et qui charrie les flaques de sang des abattoirs voisins, mais pas seulement, parfois aussi un tronc qui flotte, une transparence au travers de quoi on aperçoit, dans son lit au lever du soleil, des cheveux d’algues d’un vert tendre. Charroi et sensation. Et cette expression qui revient comme un cheveu d’ange dans l’air léger, que disait-elle déjà ? —arrête de charrier, tu me charries, tu charries — Quelque chose est transporté d’un lieu l’autre, d’un temps l’autre par la sensation qui ressurgit. La sensation me transporte, comme la musique peut me transporter, comme les variations musicales qu’on reconnaît sans vraiment en prendre conscience au moment où on les entend. Parce qu’on ne fait qu’entendre on n’écoute pas. Parce que je n’est pas seul à l’écoute, il ne peut l’être, ce serait un illogisme. Parce qu’il faut dépasser beaucoup de difficultés pour écouter vraiment, notamment celle du cœur qui cogne dans la poitrine, la douleur que ça fait dans la poitrine et qu’on ne peut pas dire, la douleur qu’on garde pour soi dans la poitrine. Pour soi ce n’est pas que moi ou je, c’est bien autre chose, c’est un ensemble. Cette douleur que l’on aiguise comme un bâton de réglisse pour pouvoir la sucer, s’en nourrir, et à la fin des fins pouvoir même en éprouver un certain plaisir. Un plaisir solitaire à marcher sur le chemin de l’école en éprouvant cette sensation d’un cœur qui se serre envahit soudain par le chant des oiseaux, qui se brise se fend, éclate comme une bogue de marron à la moindre sensation retrouvée d’une légèreté de l’air, d’ une transparence entr’aperçue entre les flaques du sang qui flottent à la surface du Cher. Est-ce qu’il manque encore quelque chose à cet instant de l’écriture de la sensation, est-ce que quelque chose de terrible se dissimule encore après cet écoulement de mots qui charrie des flaques de sang, des zones de douleurs, le vert des algues qui dansent sous la surface des eaux. La sensation très présente de la mort se dissimule encore. Et aussi le contentement de voir ressurgir comme une issue à cette peur dans l’arrivée soudaine du printemps, dans le chant des oiseaux, quelque chose de violent et de doux en même temps.

A propos de Patrick B.

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