Une petite famille de nuit. Une portée de quatre ou cinq marcassins, quatre ou cinq frères et sœurs en route. Six peut-être. Ils vont d’un champ de maïs à une parcelle de vigne. Ils vont regagner le bois plus haut, quelque part.
- Je ne sais plus s’il y avait du brouillard.
- Une famille de sangliers, c’est une bande ou une harde. Les frères, les sœurs. D’emblée on sent l’anthropomorphisme, mauvais signe. Il faudrait prendre la bête par ses défenses. Mais comme ce sont les petits qui sont apparus les premiers, on s’attendrit plus facilement, on s’approprie en partie. Je n’en suis pas à la personnification, mais elle est sous-jacente. Une façon de se rapprocher. Et puis, en l’occurrence, au volant d’une Escort assez lourde et nerveuse, c’était moi le gros animal farouche qui déboulait dans la nuit, les feux exorbités. On peut bien renverser les rôles un instant.
- Je sortais des bois, j’entrais dans un grand virage, la route était assez large. J’ai aperçu les petits d’assez loin pour freiner. Il suivait certainement leur mère que je n’ai pas vue. Elle devait avoir un peu d’avance, elle venait de traverser, de sauter le fossé. La levée.
- (Et puis sans virgule, comment savoir si c’est bien un complément de temps ? Va savoir : si c’était une expansion du nom famille ? Il suffit d’enlever le nom précis des petits animaux pour installer plus sûrement le doute, pour faire que ce soit elle l’animal en bande, la nuit.)
Quatre ou cinq marcassins, six peut-être. Ils vont d’un champ de maïs à une parcelle de vigne. Ils vont regagner le bois plus haut, quelque part. Il faut traverser la route. Au pas de course, ou au petit trot. Il faut traverser cette lumière qui fend la nuit.
(Une petite famille de nuit. Une portée de quatre ou cinq. Six peut-être, en route. À travers les maïs, à travers la vigne. À gagner le bois plus haut. Sa masse d’ombre.)
- J’allais bosser. En pleine nuit, à trois heures, je devais monter dans le vieux J7, à l’embrayage branlant, pour une tournée de livraison de pains et de viennoiseries. De Sauveterre à Rochefort (prison de Saintes au retour). Tous les jours, toutes les nuits comme ça. Mon job d’été. — Ma première tournée, avec Sam pour me montrer l’itinéraire et ce qu’il y a à faire : en rade sur le bord de la route.
- Le mode impersonnel, il faut, n’est pas si impersonnel puisqu’il relève de la volonté. — Et de qui ? — Des marcassins mêmes, de la petite bande. Le narrateur, observant qu’ils vont, se joint à eux, se met à leur place, les suit dans leur course, se glisse dans leur peau peut-être, devant la route, devant le voile de lumière, un mur à jauger, à juger tant bien que mal (le narrateur n’est pas un animal de nuit, sinon bien malgré lui). D’où provenait-il ce rayon de jour éblouissant, filant ? Une étoile venait de se décrocher ? Le soleil tombait en lambeaux ? Fallait-il s’en méfier, s’en effrayer ? Le laisser passer ? S’arrêter et fuir ? ou foncer, droit devant ? Droit dedans ?
- (Il suffit de suivre l’autre piste du doute, la plus douteuse, détachée du réel, sur un versant imaginaire, pour comprendre qu’il peut au fond en aller de l’évolution d’un texte comme du buisson ardent des possibles de la vie. — Oh, la belle bleue !)
- Et quand vient le choc ? Parce que c’est ça qu’il faut rendre. — Et d’abord avec la lumière. Le choc de la lumière qui arrive. Qui les frappe en pleine course. Les saisit, les arrête. Un flash en pleine nuit. (En repassant la scène à l’envers, comme dans ce Lynch où la maison qui brûle absorbe la fumée.)
- (J7 ou Estafette ?)
Cinq marcassins, six. À travers les maïs, à travers la vigne. À gagner le bois plus haut. Sa masse d’ombre. Et la route devant. La route à passer, le fossé à sauter. La levée. Au pas de course, au petit trot. À fendre ce flash de lumière venu d’où. En grondant, en grognant. À faire trembler la nuit.
- Et du point de vue de l’Escort, cette caisse de métal ronflant, lancée, pleins feux ? — On ferait alors tourner les points de vue. Mais comment ? Par coupes franches, changements de plans ? Champ et contrechamp, paragraphe après paragraphe ? Ou comme dans une sorte de fondu enchaîné de plans, par glissement de sens des mots, pivotement de l’énonciation — le coup ils vont et il faut ; les gérondifs ? (Pas joli pivotement ; rotation, ou révolution.)
- On attend encore le choc. — Patience. Avec le flash, il faudrait encore parler de la façon dont apparaissent les marcassins sur la route, dans les phares : ce qu’on voit sur le souvenir photo. Peu de chose en fait. Des petites boules blanches et brillantes. De vrais petits spectres qui passent, sautent le fossé, la levée de terre, et filent vers le bois, retournent à la nuit. Voilà, c’est fait. Je peux passer. Accélérer.
- (Le maïs, la vigne : bien sûr que je ne voyais rien des champs, vu l’heure, mais à passer et repasser fréquemment par ce chemin en plein jour aussi, j’ai fini par le savoir. Et puis les sangliers le savent aussi, à les traverser.)
Quand la terre se met à trembler, quand la mère se trouve ébranlée, la tire à gronder, calandre emboutie, pneus hurlants, jambes coupées. Une masse noire venue d’où se jeter sur l’Escort. Un bloc de nuit détaché. Un roc. Pas vu, rien compris, tout retourné. Éjecté, projeté. Ça a glissé sur la route, roulé sous la lumière. S’est relevé en cendre. Reparti. Droit devant par-dessus le fossé. La levée.
- La masse noire, le bloc de nuit, le roc, ça, et puis pas de pronom, et puis le participe passé sans auxiliaire (un passé décomposé ?) : le voilà l’animal qu’on ne voit pas, qu’on ne reconnaît pas, le choc qu’on ne veut pas voir, qu’on ne veut pas reconnaître.
- La mère — Je suppose que c’est la mère des petits, mais rien n’est moins sûr. A priori (de Wikipédia, en attendant les Sangliers de Raphaël Mathevet), la mère se trouvait bel et bien devant, les petits la suivaient, et celui qui fermait la marche devait être un jeune. Mais c’était peut-être un adulte, car dans mon souvenir la bête était belle. (Pas impossible que mon souvenir affabule ou fantasme la chose.)
- (Que signifie alors, puisque je suis désormais en partie informé quant à la vie des sangliers, cette mère restée à l’arrière ? cette mère percutée ? ou à percussion ?)
- V’là le cochon qu’t’aurais pu ramener ! quand je suis rentré de ma tournée. (Je ne sais plus qui a dit ça.) Comme si je m’étais douté que l’animal allait mourir quelques mètres plus haut, dans un rang de vigne. Comme si en pleine nuit j’allais traîner un corps deux fois plus lourd que moi et le hisser dans le coffre et le laisser là-dedans en plein soleil avant que je revienne après midi. — V’là les mouches qui s’seraient ramenées !
- L’Escort, c’est juste la calandre qui a été enfoncée et fendue. C’était quand même du solide cette voiture (dans la durée aussi, Ben l’aura emmenée jusqu’à 750 000 km). Pas de coup de volant, j’ai pu repartir normalement à la boulangerie Bouchet pour ma tournée. — Un coup pareil avec le J7 (ou l’Estafette) entre Taillebourg et Crazannes : l’animal serait resté la hure encastrée dans le radiateur, et je me serais retrouvé le cul sur le moteur, dans une carrière !
- Les jeunes sangliers entre deux et quatre ans, qui ferment la marche des déplacements, on les appelle ragots.
Notes relatives (plus ou moins) à l’établissement du texte (si c’en est un), à l’attention des mordus (mais par quelle créature ?) de la lecture
Quelle étrange émotion d’être l’objet de la curiosité d’un animal, qui vient vous voir depuis bien loin, dans la nuit, pour savoir qui vous êtes, alors même qu’il sait que vous n’êtes pas qui vous prétendez être, qu’il sait que vous n’êtes ni de la meute, ni même un loup ; et pourtant il enquête. Inversion nourrissante : être l’objet de l’enquête d’un fauve. (Baptiste Morizot, Manières d’être vivant)
Le chien — le chien qui s’barre. Il revient. Il arrive. Dépenaillé par de la terre et des petites boules de gratteron, les peignards, et des griffures de ronces, des morsures peut-être. Le nez crotté. Et sûrement il boite, une épine entre les coussinets. Il arrive et ça sent le fraîchin. Le poil aura absorbé toutes les odeurs des bois et des champs, l’eau et la vase de la rivière traversée, les hautes herbes, les mousses et les feuilles mortes pour litière. La poussière derrière le lièvre. Ou la charogne surprise, à pleine gueule. Il arrive, la queue entre les jambes. Profil bas. Masque sombre. Il arrive, et il sait. Mais c’était plus fort que lui.
(C’était plus fort que Jack aussi.)
Voilà, ce que je suis en train de lire en ce moment, et qui m’intéresse beaucoup, et qui me travaille même, dans tous les sens sans quoi ça ne suivrait pas le chien qui s’barre, ça ne suivrait pas la piste de ce petit texte que j’ai écrit comme ça, comme une histoire vraie.
Promis : cette fois pas de lecture suivie comme pour les voyages, seulement quelques animaux. Cela dit, des animaux, les voyages en ont conté quelques-uns. Je me demande combien. Faut-il compter les camions à franges ou le robot Fiat ?
Pourtant, ce ne sont pas les références qui manquent. Me viennent à l’esprit les entretiens d’animaux dans Dernier Noël de guerre, et puis L’Appel de la forêt (facile), Sur la piste animale, Une année dans la vie d’une forêt, Sur les épaules de Darwin : les battements du temps, Vie et opinions philosophiques d’un chat, et Haroun et la mer des histoires (que je ne m’explique pas — l’oiseau fabuleux de la couverture ?), L’Ouvert, L’Axe du loup, Mon chien stupide, et la mouche de Duras aussi dans Écrire, et les Ondes de Leiris tiens (pour un climanimal). — Bien sûr il en manque, et des plus évidents (sans parler de tout ce que comptent les autres arts). On comblera le vide, à sa guise.
(C’est vrai qu’elle est plutôt insignifiante cette liste. Mais elle le serait encore plus si elle demeurait dans mon esprit, avec le risque de l’oubli. C’est juste pour esquisser un cadre, une carte, une perspective, un horizon — et foncer pour passer la tête à travers.)
((Et puis, quand t’arrives pas à écrire, c’est pratique pour tuer le temps. C’est bien ce qu’a fait Sylvain Tesson six mois durant, à peine, au bord du lac Baïkal : soit une à deux pages au maximum de notes par jour, dans son journal — parfois quelques phrases —, pour 67 livres emportés : soit environ un livre tous les trois jours. Sacré rythme. Surtout à grands coups de verres de vodka.))
L’animal, pour un atelier de techniques à élargir, c’est l’idéal. Pourquoi ?
Les références, ça rassure. Ça crée un appel. On peut les imiter d’abord, s’appuyer sur telle ou telle technique en jeu. Mais ensuite, mieux vaut l’oublier assez vite. Ou plutôt, de l’interaction qu’elle appelle, et qu’on demandait, il faut répondre en inventant une manière de réponse qui ne corresponde pas à celle qu’implique l’appel. Ça doit être ainsi qu’on peut vraiment élargir la technique.
(Et quand tu vois ce que produit une extension de transcription et de résumé liée à ChatGPT sur la vidéo de Chatf n°5 — eh oui, déjà la cinquième proposition d’écriture ! — un jour, il faudra que je lui présente mes excuses pour les surnoms dont je l’affuble, à trop affabuler — (00:00) tire livre atelier d’écriture on est dans un cycle qui s’appelle technique au pluriel et élargissement au pluriel ce qui veut dire que homard désolé on fait de la technique on cherche pas à construire comment le fait dans faire un livre ou d’autres cycles comme ça outils du roman on cherche à prendre des points des nœuds des paramètres là dans dans ouais dans dans les fils du paragraphe qui nous permettent d’attraper là c’est point précis des paragraphes aller chercher la langue aller trouver la | (00:37) langue là sans quitter ce rythme linéaire va être capable là à mesure que ça avance même si on est concentré sur le personnage sur situation à appeler la langue appelée la phrase alors ça s’appelle technique au pluriel fallait bien et j’ai quand même mis technique et élargissement pourquoi parce qu’on cherche pas à construire mais on est plus fort là dans la pâte bien sûr ça ouvre à plus de choses alors je voulais dans on doit être en numéro 5 de ce cycle ça commence à se dessiner sur celle-ci que lui-même qui | (01:19) qui dit ah il faudrait appeler ça il faudrait appeler ça la question pour moi serait celle de la variation, etc. —, quand tu lis ce que tu viens d’entendre, tu te dis Ah ouais quand même… ! et tu comprends que ça va te demander plus de travail de réécriture (comme une réponse à une demande qu’on n’attendait pas, qu’on ne voulait pas) que si t’avais effectué toi-même la transcription en allant à l’essentiel (pour moi), et que donc, la technique, surtout celle qui singe l’homme, ça se comporte parfois bizarrement et c’est là, alors, qu’il vaut mieux lui répondre en se faisant animal…
Ce choc en voiture avec un sanglier, une nuit d’été. La rencontre surprise, sauvage, pour commencer. C’est ça.
« Nous ne sommes qu’une avant-garde des formes d’intelligences ou de civilisations suraiguës dans le vivant (et une ébauche douloureusement imparfaite). » (B. Morizot)
Azimut — tous azimuts — Quel drôle de mot, quelle étrange expression. Ce n’est pas tant le sens que le son. D’ailleurs, le sens du mot, je ne le connaissais pas en dehors de celui de l’expression. C’est pourtant très sérieux et savant, un azimut : c’est en astronomie un angle entre un plan (vertical) et un point (d’observation) que je ne parviens pas à me représenter (pas sans image). Je comprends qu’on puisse devenir azimuté à essayer. À l’origine, de l’arabe, ça signifie chemin.
L’étrange numéro d’équilibriste, que de devoir écrire des bouts de phrases, qui sont comme la promesse d’un texte en puissance, à venir, et au travail à tel point qu’on le commente, à côté, en prenant quelques notes, entre analyses subtiles (mais rien de moins sûr) et anecdotes futiles (c’est certain) : et que l’ensemble participe de ce travail et retravail d’écriture constituant le véritable texte sur lequel s’ajoutent, comme d’habitude, mes quelques notes.
(Notes en forme de gribouillages, en taches de couleurs, pulsions infantiles.)
Mais non, il n’y a pas à inverser les rôles. Il n’y a pas à les surjouer non plus (ce qui arrive précisément, je crois, par cette inversion qui n’est jamais qu’un artifice du rôle que je tiens).
Sur Wikipédia, on aperçoit une tête de sanglier en bronze montée comme un bouchon de radiateur sur une antique Brasier. Il s’agit vraisemblablement d’une œuvre de Paul Edouard Dreux (j’ai retrouvé son nom, et sa tête de sanglier, sur Artcurial, site de vente aux enchères ; la sculpture a été vendue le 11 février 2017, à 10 h 30, pour 845 euros). Mais on trouve un autre genre de modèle en vente sur eBay pour 616 euros, où l’animal est entier (l’auteur n’est pas identifié). — Un genre de sangliers-enseignes des temps modernes pour les esprits gaulois nostalgiques ?
Harde roc… mais elle où la musique, la gratte… ? t’as pas plus bête comme titre ?! — Oui… mais sur le thème de la variation… — f parlait de l’insaisissable, de l’impalpable… ça relève plutôt de l’art de la fugue… va brancher ça sur AC/DC… — Non… mais comment tu veux saisir le choc en même temps… ? tu préfères Harde de la fugue… ?
Électrisantes, ces répliques de l’accident évité et puis non. Cette traversée de route, c’est déjà un voyage (jusqu’au changement de peau ?). Merci Will
Changement de peau, peut-être pas, mais changement de voiture c’est sûr ! — Merci Christophe
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Comment ai-je pu passer à côté de cet apport (en viande) essentiel pour Sauveterre ou la cochon tourne une fois par an ?
Il faudra vraiment que je trouve le temps de te lire correctement, in extenso en prenant des notes. Bien que : « Ce n’est pas par une pratique exégétique que l’on peut espérer maintenir vivante la pensée d’un grand disparu, mais seulement par sa reprise et sa remise en acte, aux risques et périls de ceux qui s’y exposent, pour rouvrir son questionnement et pour lui apporter la chair de ses propres incertitudes » (F. G., « Microphysique des pouvoirs et micropolitique des désirs », 1985 ; repris dans Les Années d’hiver (1980-1985), 2009, Les prairies ordinaires, p. 217). « …