#techniques #06 | Coups de filet

  • Chatf n°6 (dans le texte) : de quel micro-timbre-poste d’une activité sociale ordinaire allez-vous vous saisir (j’ai cité des exemples à la volée, prendre de l’essence à une station-service, acheter une baguette de pain, mais vous ne serez pas en peine de trouver le vôtre), pour y introduire cette activité qui est d’abord retrait, place vide, démarche construite vers l’arrière, pour que ce vide justement fasse que les premiers signes appellent ceux qui leur sont les plus proches, et ainsi de suite, et que le texte tienne sans plus d’intervention du narrateur, sinon qu’il s’éloigne… — Eh bien si, justement, je suis en peine…
  • (C’est qu’il faut l’animal qui va avec.)
  • Plusieurs pistes : nettoyer l’étable, enlever le fumier, ou formejher, le matin, le soir, ou aujourd’hui nettoyer la cage du lapin; se promener avec les petits pour aller voir le cheval ou les moutons au bout du village ; ce petit garçon dehors, accroupi au-dessus d’une troupe de fourmis en ligne, loupe en main ; en route avec mon fils au volant, pour une fois, du côté de Vivonne après la prison, en doublant un camion rempli de bétail ; en fermant les volets, le temps suspendu sur la terrasse, à écouter voir le soir ; il y aurait bien la boucherie chevaline à Saint-Bonnet, mais je me souviens à peine ; ce serait un peu plus simple avec la poissonnière qui passait en camionnette vers midi, la dernière personne à peser en livres.
  • Avec l’exercice de la navigation négative, Baptiste Morizot rappelle que se trouver là où l’on se sent en peine, un peu perdu, n’est peut-être pas une si mauvaise chose, et qu’il vaut mieux y rester. En quoi consiste la navigation négative ? « C’est un art intrigant. Naviguer en s’éloignant chaque fois du seul point identifiable, connu : prendre l’inconnu comme boussole, l’absence de repère visible comme signe qu’on est au bon endroit, parce que chaque repère connu est le signe qu’on est au mauvais. N’être rassuré, sûr de son chemin, certain de son cap, que lorsqu’on atteint l’inconnu. C’est l’art de se maintenir sur le blanc de la carte, sur les zones non arpentées : l’incertitude devient sécurité, et cap pour avancer. » Une activité de retrait par excellence, en somme.
  • Dans quelle mesure un sanglier sur un bouchon de radiateur, un taureau sur une canette de bière, restent-ils en lien avec les bestiaires de Lascaux ou de Chauvet ?
  • Et Biguereau, le boucher-charcutier ambulant. Il aura été le dernier à passer, le vendredi soir. Jusqu’au début de mes études en Lettres. — Bien sûr, ici, comme avec la poissonnière ou le petit garçon à la loupe, l’animal est mort. Mais dans quel sens ? Quels tissages vivants, autour, peuvent être encore à l’œuvre ?

Les livres, j’ai pas dû comprendre la première fois que j’en ai entendu parler devant un étal de poissons brillants dans un bac en polystyrène rempli de glace. Est-ce que j’les ai cherchés dans le camion ?                                                                     C’était le vendredi soir qu’elle passait, la poissonnière. Ou le samedi. Non là ça devait être Biguereau. Elle, c’était le vendredi.                                                     Elle avait un J9 blanc. Elle faisait sa manœuvre dans l’allée pour faire demi-tour et se garer sur le bord de la route, prête à repartir. C’était la seule à faire ça. Les autres entraient, avançaient dans l’allée, se plaçaient devant la cour.                                                Ça se passait directement à l’arrière du J9. Elle ouvrait juste la vitre arrière, pas les petites portières, et elle était là, derrière un petit comptoir.                                                                   Quand on est petit, on voit rien, on monte sur le rebord, on s’accroche aux portières. Elles étaient peut-être ouvertes.                                                                 C’était Madame… sans âge, cheveux courts châtains, mèches blondes, les yeux noisette, souriante, blouse blanche, menue, entourée de bacs en plastique bleu, d’autres blancs en polystyrène et ça sentait quoi. La marée. Mais pas que. Sûrement un peu du produit qu’elle passait pour nettoyer, le soir après la tournée. Une substance javellisée. Une odeur assez forte en fait, mais étouffée par celle des poissons, des crustacés, des fruits de mer. Les pibales, quand c’était la saison.                                       Un stylo dans la poche poitrine, une balance électronique sur le comptoir, à gros chiffres. Le même œil terne de la truite, de la sole, du hareng, la même bouche bée.                                                La marée quand ça sent comme ça, même avec la glace pilée, on pense à l’iode, à l’air marin, à la bouffée de vent d’ouest qu’on va gober avec une huître, la plage de sable frais sous le grain de sable gratté au fond du bigorneau, le fond de la mer dans le petit crabe piégé dans une moule. Mais c’est aussi (surtout ?) le processus de décomposition à l’œuvre de bactéries et mycobactéries.                                                                     Une infirmière, on aurait pu croire. L’assistante du dentiste. Ça sentait un peu comme ça chez le dentiste, la marée chimiquement modifiée. Encore que : le microbiote buccal est une forêt primaire luxuriante largement inexplorée abritant, dans des niches écologiques peut-être insoupçonnées, des milliers d’espèces, des millions voire des milliards d’êtres, et va savoir comment ça fraye là-dedans et ce que ça produit, ce que ça engendre et les mutations. La chimie humaine n’a qu’à bien se tenir. Quand on sait qu’une dizaine de secondes d’une pelle bien roulée c’est environ 100 millions de bactéries échangées, pas étonnant que le dentifrice tienne en bouche qu’une dizaine de minutes et que le matin au réveil c’est toujours avec une haleine de fauve et la langue chargée. Mais va quand même savoir quels produits il utilisait le dentiste, pour créer cette odeur prenante dans la salle d’attente.                                                 Les pibales, des civelles par centaines, dans le sac plastique bleu qui bougeait. Qui glissait entre les mains. À la poêle, dans un peu d’huile, de l’ail et du persil (salez, poivrez), elles perdaient leur transparence et devenaient blanches, laiteuses. D’un coup. L’huile bouillante ça saisit, et c’est si fin les pibales. Pas le temps de souffrir. En tout cas pas comme le tourteau dans l’eau bouillante, à racasser dans la casserole, à faire trembler le couvercle.                                La balance indiquait le poids en kilogrammes. Je sais, il faudrait dire masse. Le poids, c’est une force. Mais pourquoi la conversion en livres ? Et pourquoi au féminin ? J’ai bien fini par comprendre que c’était pas ce que je croyais d’abord, en papier, noir sur blanc. J’ai fini par savoir, dans des livres, que ça valait grosso modo un demi-kilo, et qu’en fait la valeur était pas fixe, ça variait entre 380 et 550 grammes. À Paris, c’était précisément 489 grammes. Autant dire qu’en matière de livres, fallait pas être à cheval sur le principe des chiffres en fonction du lieu. Loin du nouvel étalonnage du kilo, basé sur la constante de Planck qui immatérialise aujourd’hui la chose.                                                                                        Elle parlait de… et de… Madame… de quoi… ? Qui sait maintenant ? Les petits étaient déjà repartis. Avec Biguereau non, on parlait pas beaucoup. Pas vraiment.                                        Du genre æromonas ou pseudomonas ? Mycobacteriaceæ ?                                                                      La variété des livres, à croire que c’était en fonction de ce qu’il y avait à peser. Que ça se redéfinissait en temps réel en fonction des choses, des formes, des quantités, dans la main comme dans l’œil. Que ça relevait de l’expérience. Et peut-être même d’une espèce de négociation avec la nature des choses, des êtres. Un peu plus, un peu moins. L’œil déjà laiteux, bouilli, caillé, du merlu. Ou le rose iridescent dans les crevettes transparentes, le nombre de côtes tachetées des Saint-Jacques, la darne de thon la plus proche d’un fer à cheval rouillé, les pattes de l’araignée prêtes pour La Guerre des mondes. Avec le poids en livre, ils avaient peut-être leur mot à dire.                                       Biguereau, pour déconner, certains l’appelaient gros bit. Mais jamais devant lui. C’étaient pas eux qui montaient au camion acheter la langue de bœuf, les travers de porc, dont ils se régalaient.                          Bonsoir jeune homme, Au revoir Madame, Comme ça, Avec ça, Ça vous fera… Merci. C’est à près tout. Il allait à l’essentiel. Du moins au début, quand il a repris la suite de son père, tout jeune. Avec le temps, on apprend à se connaître, on brode un peu plus, on se soucie un peu plus. Et puis de toute façon, avec Dada, parler ça se faisait tout seul…                                               Son TUB s’ouvrait sur le côté, avec une manivelle. Le crochet pour déplier le comptoir et découvrir la vitrine réfrigérée des charcuteries, des volailles, des fromages, quelques produits laitiers courants. Les frigos derrière. La belle balance type R24 à aiguille, deux plateaux émaillés blancs, un grand et un petit pour les poids. Une Lutrana, ou SFAM. Et avec, Biguereau parlait de livres.                                        Est-ce que des saucissons, des saucisses sèches, un ou deux jambons jouaient au cochon pendu au-dessus de la vitrine, avec le risque d’être bringuebalés en route, décrochés ?                                                        Il parlait pas beaucoup. On le regardait tailler les pièces de viande, tendre le morceau, bien montrer les sillons de nervures ou la texture persillée, aiguiser son couteau sur un fusil, découper un bout de fromage au couteau à deux manches, séparer au besoin des morceaux à grands coups de feuille, envelopper ceci, cela, dans du papier blanc paraffiné, sorti d’un rouleau.                                                      Jeune, il était assez frêle Biguereau. Pas comme son père qui devait faire deux fois son poids. Est-ce qu’il lui ressemble maintenant ?                                           Un tablier blanc à une bretelle. Les formes ont un peu changé, mais d’où elle vient cette bride, à quoi on reconnaît un boucher-charcutier de métier ? Et d’où il vient le kilo ? Non, on sait qu’il vient de l’eau et qu’il est né de la tonne, à une époque où la navigation, primordiale, déplaçait de grandes brassées d’eau. La question c’est plutôt de savoir où il va avec la constante de Planck ? L’infini des étoiles ? L’infini des chiffres ?                                             La langue. On la mangeait bouillie, avec les légumes qui ont cuit avec elle, servie dans un plat en émail, écaillé par endroits. Les légumes écrasés, mélangés, un peu de beurre, pour une purée sauvage. La pointe, c’était le plus sec, et un peu râpeux. Mais après, au milieu, la langue devient tendre, presque fondante.                                                           Mais c’était peut-être un C25 le camion, pas un TUB. Ou il est passé de l’un à l’autre. Une façon de sortir de la bride de son père.                                                                           Et qu’est-ce qu’on va en faire des PIK en platine iridié ?                                             Avec Lulu, à la fin de sa commande, les petits avaient toujours droit à des viennois au chocolat pour l’un, au café pour l’autre. Dada, elle prenait un morceau d’Édam pour la semaine, du croûte rouge elle disait, d’épaisses tranches de jambon blanc et du temps pour ses histoires sans fin, toujours.                                                    La bride, c’est de père en fils depuis 1805 chez Biguereau. Et après lui, le déluge ! Il a bien un fils Biguereau, mais lui il prendra pas la suite. Lui, il joue pas du couteau et de la chair fraîche, mais du clavier et du code informatique. Et puis avec l’accident de voiture, où il a failli y passer, le physique suivrait pas.                                              Et c’est vrai que ça grattait, à glisser la main entre la pierre de sel et la langue de Margot.                                       Et le klaxon du TUB, ses trois coups, court-long-court, avec un son un peu grave, et comme s’il provenait de deux cornes à air, dédoublé.                                               La cour était pas fermée, dans les parages il devait aussi y avoir un chien.

Figure 3 – J9 façon coup de filet – photo © Adrien25 (20181020_230731) sur Planète J7-J9
  • Les phrases au compte-gouttes, les images puzzle, pièce à pièce, pièces manquantes ou mâchées. Et quel est le chien qui avait bouffé, comme ça, un morceau du puzzle 10 000 pièces, un trou en plein ciel ?
  • Fauve, le groupe, sur lequel je retombe sans le vouloir, ses chansons à histoires, et des idées comme ça, j’avais oublié : « Pouvoir ramasser les mots par terre et les j’ter comme des pierres / Contre les parois plongées dans l’noir / Pour en faire sortir les choses qui blessent / Grâce à la parole / Réussir à s’armer contre les sales pensées et faire des plans / Serrer les poings, serrer les dents, les cogner, leur rentrer d’dans / Essayer d’attraper les syllabes à la volée pour en faire des bougies qui éclairent / Et qu’on placera sous les paupières / Ou des jolis bouquets / Pour une fille qui nous plaît / Finalement, c’est pour ça qu’j’écris » Et moi aussi, au fond. Sauf que je n’ai pas la musique. C’est ça qui manque, la musique, la fille.
  • C’est con, le souvenir m’émeut. Les mots ne sont pas à la hauteur. Mais en même temps c’est eux qui le soulèvent, à force de les chercher.
  • Alexis Bissonnette, ancien sommelier devenu boucher de la maison Ça va barder, interrogé par Renée Laurin, du Journal de Montréal : « On ne peut pas connaître l’histoire d’un produit qui vient de trop loin. Il faut pouvoir rencontrer les fermiers, mettre nos bottes d’habitant et piler dans la bouse. C’est la meilleure façon de vraiment savoir ce qu’on mange. » Et il en va des histoires comme des animaux du cru.
  • On dit le TUB par abus de langage. Le TUB (Traction Utilitaire Basse) de Citroën est un vieux modèle de 1939-1941 à nez plat, de grands phares ronds lui donnant un air un peu ahuri, éberlué. Mais le nom est resté pour la version d’après-guerre, le Type H, mieux connu avec son nez avancé, de petits phares sur un masque plus sévère.
  • J’ai fait la sieste. Comme souvent, je repense à ce que je viens d’écrire, à ce je vais écrire. Les images se font, se défont. Et le sommeil venant, d’autres images peuvent intervenir. Mais qu’est venu faire là ce type qui a déboulé de derrière en trottinette électrique, à toute vitesse, pour se jeter dans une mare en criant d’où il est ressorti vite en hurlant. Et il est reparti là d’où il venait. Ça relevait de quoi ? une espèce de mise en scène de ce qui s’écrit ? les soubassements de l’écriture ? des interférences ? une attaque ? mais de quoi ? de qui ? c’était qui le type ? une figure du cri ? quelqu’un venu signaler qu’il faut se jeter à l’eau ? un drôle d’animal pour avertir que non, qu’il faut faire machine arrière ? et la machine, pourquoi une trottinette électrique… ? elle aurait jamais dû repartir avec l’eau… court-circuitée… HS… au fond de la mare et c’était jamais qu’un grand trou…
  • Araignées — c’est cet insecte dont le nom est aussi utilisé pour désigner par comparaison une espèce de crabe et un poisson venimeux, ainsi qu’un morceau de viande de bœuf évoquant plutôt la toile, dont araignée est le nom ancien, avec arentèle — Lulu et Dada employait souvent ce dernier mot, surtout quand il s’agissait des grosses toiles serrées dans les coins de murs du chai ou du grenier. Et puis une araignée, c’est aussi une petite voiture à cheval. On est loin du J9, du TUB et du C25, mais c’est la même grande famille étoilée.
  • C’est étonnant ce qu’on peut retrouver sur la Toile : une casse, des épaves en miniatures, et le J9 garé devant. Il existe aussi dans des modèles utilitaires divers, tout comme le J7 (pompiers, police, poste, EDF, Michelin, un jaune, un bleu, etc.), mais pas vraiment en version poissonnière (il y en a bien un avec le slogan « Le Thon c’est bon », mais ça doit être un modèle réclame du Tour de France, comme Singer, Fila, Casino, Scotch, Vélo Solex — il existe une version ramoneur). J’aurais fantasmé la chose ?
  • Coups de filet — parce que filet de poisson, filet de viande, du filet mignon au faux-filet, parce que filet de voix, entrefilet, filet de la langue (le frein). Et quand on chope tout d’un coup, une belle prise.
  • J’ai trouvé sur le blog The Heart thrills comme un contre-récit. L’auteur, Abellio, dit la même chose que moi d’une autre façon. Il écrit, depuis Pékin, le 1er mars 2013 : One of my boyhood memories is the insistent sound of a horn on the road outside, at which point a great cry would go up “the butcher [or the grocer, depending on the day of the week] has arrived” and there would be a frenzied gathering up of money, shopping lists and shopping bags, as my grandmother [or mother during the summer] was anxious to get to the road before the butcher [or grocer] drove off. I tagged along, loving the noise and drama of it all. I also was fascinated by these mobile shops, which looked somewhat like this:
Figure 4 – TUB façon bouchère – image © Abellio sur son blog The Heart thrills (Beijing, 1 March 2013)

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme pas fait exprès).