A… Ce que c’est que l’ambiguïté d’un sentiment
Dire de soi revêt bien des habits. Être là sans être là, négliger avec recherche son vêtement, entourer son cou d’une écharpe ethnique quelle que soit la saison et dehors comme dedans, laisser toujours dépasser de sa poche un livre de poésie. Il savait tout cela, le pratiquer avec soins et d’autant plus facilement que l’inculture de la plupart de ses collègues de travail lui permettait de s’offrir en victime souffrante, en artiste incompris, méconnu, interdit. Il ne dit à personne qu’il se livrait alors à l’insu de sa femme à une peinture conceptuelle. Une fois, une seule fois, il avait avoué qu’il peignait en cachette. C’était à l’un de ses camarades de travail, l’un des rares qui savait qui était Jackson Pollock et que sa vie n’avait pas été facile.
B… Ce que c’est que l’absence d’ambiguïté
Il n’avait pas changé de vie mais des choses avaient changé dans sa vie. Il conservait toujours une écharpe négligée autour de son cou. Il abandonna par contre le syndicat qui avait toujours été le sien pour une organisation localement plus influente. Il fit siennes des positions de rupture qu’il avait jadis condamnées. Il franchit une ligne rouge quand il osa dire à l’un de ses collègues qu’il n’était pas chez lui. La doxa dans laquelle il s’enfermait mit une fin définitive à la relation qu’il avait avec celui auquel il s’était un jour confié. Ils restèrent de longues années sans s’adresser la parole. Il peignait toujours, de moins en moins en cachette. Il finit par exposer, s’exposer, s’imposer. Il savait que son ex collègue de travail avec qui il ne pouvait plus évoquer Pollock n’était pas rancunier. Il avait pu le mesurer quand il l’avait sollicité pour appuyer la candidature de son fils. Il n’ignorait pas pour autant que son collègue pas rancunier avait une mémoire d’éléphant.
C… Ce que c’est que de faire comme si rien ne s’était passé
Les toiles ont des titres et il y a souvent des mots sur les taches de couleur soumises à la gravité. L’exposition est modeste, les invités au vernissage sont peu nombreux, le lieu est toujours désert à cette heure. Faire comme si c’était un événement, remercier les responsables du lieu, les copains de l’association invitante, les amis qui sont là, faire son modeste, affirmer que l’on avait longtemps hésité à accepter, finir quand même en soulignant que l’on se veut passeur d’arts, de cultures, d’émotions et tout cela au pluriel. Il est généreux l’artiste. Il n’y a pas de champagne, mais du Fanta orange et le vin c’est du Coca Light. Il est généreux l’artiste. Il n’y a pas de dress-code. Il parle avec un couple. Tous les trois ont tout de même une écharpe autour du cou, les mêmes petits carreaux, les couleurs diffèrent. Il s’interrompt pour serrer des mains. Un petit moment avec son ex-collègue, le pas rancunier, qui a répondu à son invitation. Il le voit ensuite prendre quelques photos avec son smartphone. Il ne sait pas qu’il y a parfois des images bien utiles pour entretenir une mémoire d’éléphant.
Codicille Il y a des moments où l’on fait des choses en se demandant pourquoi on les fait comme il y a des lieux où l’on se trouve en se demandant pourquoi on est là. A quoi bon alors vouloir relier un point À à un point C en passant par un point B. Tout cela est absurde et sans aucun intérêt. Il n’en reste pas moins qu’il peut être exaspérant d’avoir bonne mémoire.
Ce que c’est de peindre en cachette. Et d’avoir un confident qui peut peindre votre portrait caché en mots, merci Ugo.
Caché en mots, oui. Et derrière les mots, se cacher. Merci Nathalie.