Lui, c’est un casse-caillou. C’est comme cela qu’il s’appelle. Il ne dit pas sculpteur. Non. Il préfère dire qu’il casse des cailloux. Il taille, dans le marbre des Pyrénées, des petites filles assises qui jouent avec leur tablette et un faune au repos, totalement avachi dans un fauteuil. Il casse les cailloux depuis une dizaine d’années. Il a commencé par un Messager, un ange coiffé d’une capuche et chaussé de baskets. Il a continué avec cette petite fille et maintenant, il se sculpte lui-même. Ce faune, ce visage, c’est lui. Un visage taillé à coups de serpe et une longue barbe qui le faisait ressembler à un missionnaire. Lui, c’est Tomi, c’est le fils de Jean-Luc et Martine. Et c’est le petit-fils de Rose aussi. Il aurait pu s’appeler Denis mais c’est Rose qui a voulu qu’il s’appelle Tomi. Elle avait choisi ce prénom peu de temps avant de mourir. Elle avait décidé que son petit-fils s’appellerait Tomi. Pas Thomas, non mais Tomi. Tomi Thuillier. Tomi Thuillier prend sa source à la fontaine Doudée, entre l’endroit où surgit la source et le lavoir où elle part en cascade. C’était sa source à lui, un mélange de délicatesse et de robustesse. Tomi casse donc des cailloux. Il a commencé sa vie en tant que tailleur de pierre. Maintenant, il s’affirme en tant que sculpteur. Il a le corps taillé à la hache et le visage taillé à la serpe. Son bras est prolongé d’un burin et de diamants qui polissent ses sculptures. Il a la robustesse d’un marbre et la délicatesse d’un diamant. Il a la robustesse d’un burin et la délicatesse d’une étoffe qui vient chasser la poussière des sculptures qu’il crée. Il s’est installé il y a une dizaine d’années. Son univers est métaphysique et contemporain. Memento mori. C’est le nom de la sculpture de la petite fille à la tablette. Elle compte les heures apparemment. Comme Tomi. Il est comptable des heures qu’il passe à exercer sa profession. En même temps, il ne compte plus ses heures à éclater le marbre des Pyrénées. Quand il éclate, il s’éclate. La robustesse du coup de burin et la délicatesse du ciseau qui vient caresser la peau du faune qui sort petit à petit de l’atelier. Le faune, c’est bien lui, c’est Tomi. Au repos, il est avachi. Au repos, il s’oublie. Au repos, il se défie. Au repos, il est avachi et s’oublie en se défiant du temps qu’il compte. Memento mori, dit-il.
Jean-Luc a longtemps été comptable dans une petite entreprise où l’on fabrique des amorces pour la pêche. Il a travaillé chez Sensas pendant quarante ans. Il habite Boisgasson. Il habite dans un bois justement. Jean-Luc est un homme des bois. Depuis qu’il est en retraite, il cultive les châtaigniers. Il a une châtaigneraie depuis dix ans. Une châtaigneraie comme dans l’Aveyron, sa région d’origine. Or, il avait atterri en Eure-et-Loir peu après sa naissance. Son père était militaire et sa mère est morte trois ans plus tard. Il est né près de la fontaine Doudée. Jean-Luc, c’est le père de Tomi. C’est lui qui lui a appris Memento mori. Il écoutait les Catharsis dans les années 70. Dans les années 70, il était hippie et fumait des bédos comme on fumait des cigarettes. Puis il s’est coupé les cheveux, s’est laissé pousser la barbe, est devenu comptable. C’est là qu’il a épousé Martine avec qui il a eu deux enfants. Ils ont habité Boisgasson après avoir quitté Saint-Avit-les-Monts puis Paris. Jean-Luc est du genre discret, timide et renfermé. C’est un taiseux. Il se tait de peur de trop parler. Il se retient dans toutes ses effusions. Il s’inquiète pour Tomi. Memento mori, c’est lui qui lui a appris. On a l’impression qu’il le regrette désormais. Avant, il comptait les amorces. Aujourd’hui, il compte les châtaignes. Il fait des marrons glacés dans son bois à Boisgasson. Il vit seul désormais. Jean-Luc se retient dans ses émotions. Il vit sur la retenue depuis qu’il a divorcé. Tomi et Gauthier avaient dix ans. C’est lui qui a gardé ses enfants. Il a retenu ses émotions de peur de les voir l’abandonner, comme Martine l’a fait. Avec elle, il y avait trop d’effusions. Il a donc choisi de retenir ses émotions « pour ne pas se montrer trop con. Parce que trop bon, trop con ». Il aimait ses enfants par-dessus tout. Parce que Memento, mori. Et que s’il mourait, eux lui survivraient, pensait-il. Jean-Luc était maigre et taillé à la serpe. Il portait de grosses lunettes carrées et des pantalons en velours côtelé. Des pantalons aussi marrons que ses châtaignes. C’est sa châtaigneraie qu’il avait épousée. Martine, elle, il l’avait laissée filer. Lui en a-t-elle voulu de ne s’être pas battu ?
Martine Valéry s’est appelée Martine Thuillier. Elle a divorcé mais elle se plaît à dire qu’elle est veuve Thuillier. Memento mori, c’était le mantra de son mari Jean-Luc. Jean-Luc Thuillier qui lui a pourri la vie avec cette locution latine qui, pour elle, avait du sens mais elle préférait l’occulter. Jean-Luc était trop sinistre à son goût. Il aimait les effusions et elle était plus réservée, même si elle aimait les marques d’affection. Avec les effusions, elle considérait que venait la confusion. Elle s’était donc confondue en excuses, après avoir donné naissance à son deuxième garçon, de ne pas avoir fait une fille au couple. Comme si cela pouvait être sa faute. Jean-Luc voulait une fille et ils ont eu deux garçons. Et ce Memento mori qui venait pourrir toute relation. A l’heure où elle a eu ses deux enfants, à leur naissance près de la fontaine Doudée, Jean-Luc leur a rappelé Memento mori. Elle, elle était gaie. Elle aimait les jolis garçons et en avait plus qu’assez du bois de Boisgasson. Elle s’est donc acheté un appartement en centre-ville d’Aurelcastel avec l’argent de l’héritage de sa mère Rose. Elle aimait les fleurs sur son balcon et marcher en ville. Elle aimait son château d’Aurelcastel et son Bois des Gars avec ses jeux et son parcours de santé. Elle était très active, l’ancienne factrice qui avait rencontré Jean-Luc en distribuant du courrier chez Sensas. Elle avait des cheveux épais et frisés et portait deux anneaux dorés aux oreilles. Elle était originaire de l’Aveyron. Elle avait gardé son accent du sud-ouest même après quarante ans passés en Beauce. Martine Valéry porte des pantalons et des chemises larges car elle a quelques rondeurs à camoufler. Elle porte des baskets dans ses pieds. En gros, elle a une allure décontractée. Elle ne s’embarrasse pas avec des talons aiguilles et des jupes cigarettes. Elle est plutôt apaisante et, au repos, elle s’avachit fréquemment dans le canapé. Elle a toujours l’air serein. Horas non numero nisi serenas. Je ne compte que les heures heureuses, indique son cadran solaire.