Ce que c’est que l’onychophagie, toujours les doigts dans la bouche, il les suce comme une tétine qui ne satisfait pas sa faim : la faim de vivre, de croquer, de déchiqueter pour vérifier la texture, la saveur de ce bout de chair, de ce lambeau de peau, une aspérité qui le démange et dont sa colère aimerait venir à bout. Ca craque, ça résiste, ça saigne et ça rassure car derrière ce fragment un autre repousse comme l’angoisse et la peur qui le rongent. Cette guerre qui n’est pas sienne et ne peut finir comme son ongle n’en finit pas de ressusciter. Fébrile il espère et guette la moindre fissure qui permettra de répéter ce geste à l’infini, dans l’oubli de la promesse à laisser pousser pour enfin couper, limer. Tentative maintes fois répétées, de victoires en défaites, les événements se succèdent tirent leur vigueur de la racine comme d’un mal perpétuel, des forces inégales s’affrontent, volonté enragée et obscurité de l’inconscient se font face. Éclairer les nuits de son enfer, mais sont-elles les siennes ? Dérives génétiques malencontreuses – comment en réchapper – elles circulent en circonvolutions infinies elles nous collent au cerveau comme circulent ces trains à bestiaux, nés d’élucubrations maladives, chargés de vies devenues des non vies où la mort n’existait déjà plus. Boire, son urine, manger ses doigts, effacer son identité, obsession. Sa peau ne le protège plus mais souffrir c’est vivre encore un peu. Ronger c’est apaiser sa faim, oublier leur fin, enfin. Il oindra alors ses mains d’une huile satinée et retrouvera du bout des doigts la beauté de son âme.
Ce que c’est que la fin du week-end, les plantations en place, un moment bien mérité, dans le jardin, devant son barbecue, il médite, ou plutôt se tait, s’il pleut ce sera sur la terrasse, autrement sous l’ombrelle de feuilles du platane, il guette sans impatience la courbe du soleil, ombre ou mi-ombre, impassible il semble avoir réalisé la quintessence dominicale, cigare en bouche et bière chinoise sur le muret de pierre, il considère la cuisson des saucisses posées en enfilade, queue leu leu, bien rangées voire classées, celles persillées aux herbes, rouillées au piment d’Espelette, blanches aux fleurs ou nature couleur brute de chair à saucisse. Une conversation rodée, calme, efficace et ininterrompue dont l’essentiel est le « à point », pour une cuisson parfaite et un plaisir gustatif total ; artisan il est sourcilleux du détail dont il sait s’encombrer. Ça doit croquer sous la dent sans gâter l’onctuosité. Il a tout prévu même l’éventuelle carbonisation. Il s’applique à utiliser son thermomètre à viande, reçu pour la fête des pères, une fois les dix minutes passées, ça devrait osciller autour des soixante/soixante-cinq degrés. Il ne plaisante pas avec le fruit de toutes ses attentions. Il pose ses gestes avec la précision d’un chirurgien en pleine action périlleuse, il ne faudrait pas qu’un de ces morceaux s’échappe et finisse dans les cendres. Pour le reste, un mutisme naturel, les humains peuvent attendre. Ce que c’est que la fin du week-end, un plaisir simple qui ne mange pas de pain.
Ce que c’est que rester coi, quoi de plus troublant que le son sans la voix face au micro débranché. Il cherche à nous dire en substance ce qu’il n’a jamais pu murmurer par pudeur, un besoin d’être entendu quand on se croit aphone. Muet, il gesticule ses mots pour atteindre nos profondeurs sans oser y croire, ses lèvres en forme de cœur brûlent comme desséchées par tant de blessures. Tentera-t-il l’amour ? il lui préfère la chaleur illusoire du doute, vieille connaissance. Ou mieux, le vide hypothétique d’une joie hésitante qui tremble et lui échappe. Il n’a pas encore attraper le son de sa voix, elle le précède pour lui indiquer le chemin, l’unique voie, son empreinte digitale. Qu’il se laisse l’envelopper, bercer de sa douceur, il en a oublié la beauté, ce paysage aux gouttes de pluie qui tintent sur la portée de ses clés de fa de sol en mineur souvent, majeur parfois. Il triture les mots remèdes à ses maux, il fuit la magie de sa vie, faux-fuyant au fond de l’impasse où il creuse désespérant de la lumière, aveugle à celle qui n’a jamais cessé de l’inviter, ignorance ou peur d’être si lumineux et même de prendre le risque d’en devenir heureux.
Ce que c’est que la famille, par amour elle s’est mariée, par amour elle a eu des enfants, par amour, un autre amour, elle s’est séparée, elle a tout bouleversé, la base, son centre, l’équilibre a bougé sur son axe, la famille a cette tendance à osciller à dériver petit à petit, nous en sommes les principaux protagonistes. L’irrémédiable, l’impossible nous dépassent, elle ne pouvait pas prévoir, prévoir la confusion des sentiments, la déflagration d’une cellule qui devient incontrôlable, tous ces électrons libres à la recherche d’une forme nouvelle à laquelle s’agréger, rechercher le connu dans l’inconnu, que laisser tomber, à quoi se raccrocher juste un peu pour identifier une famille reconvertie sans abandonner tout à fait l’avant. Elle hésite, la culpabilité, le remords empoisonnent, emprisonnent, sa frêle silhouette s’alourdit de l’intérieur, et devient terreau pour la maladie. Guérir son âme pour guérir son corps, ils ne pourront s’épargner le chemin, à chacun le sien, il y en aura pour tous.
L’homme devant le barbecue, très impressionnée. Description chirurgicale parfaite. On le tient bien, ce personnage-là. Recroisé une vieille connaissance déjà aimée, à la suite, les autres personnages sont très attachants toujours. C’est beau, Raymonde.