Ici, cinq portraits. Ca a pris du temps à s’écrire. Je parle de choses très personnelles. Attention, petit disclamer (comme disent les jeunes et les gens branchés) : certaines opinions exposées ici ne reflètent en aucun cas ma pensée. Les mots employés, s’ils peuvent être offensants, ce n’est pas de moi. C’est la faute de mes personnages. Je n’y suis pour rien.
Ce que c’est que le mensonge
Il s’était menti. S’était lié à une femme qu’il n’aimait pas, qu’il n’avait jamais aimé. S’était empêtré dans une relation qu’il regrettait à présent. C’était la plus grande erreur de son existence. Elles étaient toutes comme ça, les femmes. Au début, elles faisaient illusion, on croyait volontiers à leurs perfections, puis elles se révélaient dans leur vérité, décevantes. Des menteuses. Toutes. Il lui avait donné son cœur. Avait trompé sa femme pour elle. Elle l’avait brisé. Un jour, son fils s’était ramené, l’oreille percée. Le tatouage, il l’avait accepté, même s’il avait passé un moment à leur expliquer qu’il désapprouvait ça, que ce n’était pas une bonne chose, qu’on avait mieux à faire qu’à se faire des dessins sur le corps, que c’est de l’argent balancé par les fenêtres. Mais le piercing, c’était non. Un homme qui se respecte ne devrait pas se percer les oreilles. Il avait claqué la porte, excédé par son obstination, les oreilles pleines de ses hurlements. Une folle. Mais qui s’en étonnait ? Pendant son séjour en Martinique, accueilli par sa famille, il les avait entendus, avait constaté leur tendance à hurler, y compris pour simplement communiquer, comme des sauvages. De grandes gueules. « C’est mon fils, pas le tien ! » avait-elle répliqué. Et alors ? N’avait-il pas son mot à dire ? Les perversions occidentales le mettaient en rogne, il n’y pouvait rien. Surtout, il détestait le mensonge. Faire comme si. Accepter silencieusement. Il s’efforçait, parfois, difficilement. Mais ça le reprenait aussitôt. Il tenait à ses valeurs. La culture dont il venait, il en était fier. Il avait reçu une des meilleures éducations qui soient. On lui avait appris ce que c’était qu’être un homme, un vrai. Son père avait été dur, sa mère impitoyable. Mais le regrettait-il ? Non, pensait-il. Aujourd’hui, il avait réussi sa vie, était médecin. Sans ses parents, il se serait égaré. Pourtant, il lui arrivait de se remémorer certains moments désagréables, les coups de son père, les insultes de sa mère, l’indifférence de ses frangins, et ça lui faisait mal. Seule personne chez qui il avait trouvé un peu de douceur et de compassion, sa sœur. Se mentait-il, quand il disait être passé outre ? Il essayait de faire avec, tout simplement. Et, n’en déplaise à son fils, qui lui reprochait de feindre la tolérance, il n’avait rien à se reprocher. Là où il avait grandi, toutes les communautés vivaient ensemble. On se respectait. Par nature, il était tolérant. Il est vrai qu’il lui arrivait de pester, contre telles croyances, telles mœurs, mais il restait respectueux, du mieux qu’il pouvait. Au fond, rien ne l’obligeait à tout accepter pleinement, surtout quand ça contrevenait à ce qui est acceptable. Se percer les oreilles quand on est un homme, par exemple. La tolérance, ce n’est pas ça.
Ce que c’est que refuser de se faire marcher sur les pieds
Quand la colère montait chez elle, elle avait du mal à se maitriser. Ses cris se faisaient entendre dans tout le quartier. Que ça dérange, elle le savait. On lui avait fait la remarque. Deux ou trois fois. Elle les avait envoyés chier, alors. C’était sa vie, elle faisait ce qu’elle voulait. Et si ça les dérangeait, ils avaient qu’à fermer leurs fenêtres, ou qu’à acheter des boules Quies. Elle refusait de se faire marcher sur les pieds. Elle décidait de tout. Elle y tenait. « Une femme tyrannique », disait-on. « Elle bat même son mari. Ses filles aussi. » Elle avait ses raisons. Personne ne pouvait la juger. Et que fallait-il ? Qu’elle se donne gratuitement ? Elle savait, elle, que le monde est peuplé de loups. Elle tenait ça de sa mère qui l’avait mise en garde : « Si tu prêtes le flanc, tu vas à ta perte. Tu vas te faire bouffer. » Maintenant, ils refusaient de lui adresser la parole. Tous. De temps en temps, elle voyait son père et sa mère revenir, ils enterraient la hache de guerre, mais le moindre petit truc provoquait des disputes terribles, alors ils coupaient à nouveau les ponts. Sa chère sœur, elle ne l’avait plus vue depuis des années. Son frère aussi. Des ratés qui, au lieu de s’occuper de son cul à elle, feraient mieux de se préoccuper de leur vie et de leurs échecs. Elle avait été rude avec eux. Mais elle avait ses raisons. Personne ne pouvait la juger. Ils étaient jaloux d’elle, sûrement. Elle avait une belle vie, un métier qui rapporte, un fils intelligent, et alors qu’ils vivaient dans des appartements miteux, elle avait la maison de leur enfance. Ils étaient un poids pour la société. Comme sa voisine. Plus de trente ans en France, et toujours incapable de parler un français correct. « Ici, on n’est pas en Syrie », lui avait-elle lancé une fois. « Tout n’est pas permis, ici. » Qu’on la traite de raciste, elle s’en battait les reins. C’est pas elle qui, sans demander, avait installé un récupérateur d’eau. Pour arroser ses hortensias. Un gros réservoir, qui avait fissuré le mur, du moins elle supposait que c’en était la cause. C’est là qu’il est venu s’interposer. Le fils de la voisine. Un tocard. Obèse, plus de cent kilos. Tous les jours dans sa chambre. Et pédé, en plus. Il n’a rien pour lui. Aucun emploi. Adulte, mais toujours chez sa mère. Deux cinglés qui mériteraient d’être enfermés. Des comme eux, elle en avait vu des tas, dans sa clinique. Pas comme son fils qui, lui, aura un avenir. Il avait été admis en licence de droit. Elle le voyait déjà avocat. A l’international. Il était sa fierté, et ça, personne ne pouvait le lui retirer. Elle pouvait parfois désespérer du monde, de ses parents, de ses filles, du voisinage, tous des loups. Mais avec son fils, son allié, qui l’avait soutenue, contre tout le monde, elle avait des raisons d’être heureuse, d’avoir la tête haute, le cœur gonflé.
Ce que c’est que le respect des mères
Au monde, elle ne comprenait plus grand-chose. Comme il tournait. Comme il allait, s’affaissait. Ca la dépassait. Ce n’était plus comme de son temps, où tout était si simple, si clair, où les parents étaient respectés, honorés. Où leur parole avait de la valeur. Où leurs désirs étaient des ordres. Où leurs ordres faisaient loi. Pouvait-elle imaginer que devenue mère, ses enfants la traiteraient aussi mal ? Lui reprocheraient tous les malheurs du monde ? Leurs échecs, leurs blessures ? Comme si elle n’avait pas souffert, elle. Elle s’est saignée pour eux. Mais le respect des parents, leur amour, tout ça, ça s’est perdu. Evidemment, il y en a encore qui ont de l’éducation. Ils ne sont pas parfaits. Loin de là. C’est comme son ex-mari, il a été dur avec elle, l’a trompée bien des fois, mais au moins, sa mère, il la plaçait sur un piédestal, il ne l’a jamais déçue. Combien, aujourd’hui, consentent à habiter dans le même quartier que vous ? Combien sont au garde-à-vous, quand vous avez besoin de quoi que ce soit ? Ces rares bonnes âmes savent tout ce que vous avez fait pour elles, et elles vous le rendent. Leur téléphone est toujours ouvert, et si par malheur, elles n’ont pas répondu, elles rappellent pour s’excuser. Elle avait vu sa fille s’écarter d’elle, éviter ses appels. Une fois, elle est allée en vacances sans la prévenir. Et avec qui s’est-elle marié ? Un Français, chrétien probablement. Au moins, s’il acceptait de se convertir, ça ne la dérangerait pas, mais même ça, ils s’y opposent. Et son fils, n’en parlons pas. Sous le même toit qu’elle. Sa présence lui pesait. Un petit tyran. Elle n’était pas contre qu’il fasse sa vie ailleurs, pour le coup. Il piquait des colères terribles, souhaitait sa mort, pour quoi donc ? Quelques petites remarques. A croire que cette nouvelle génération est en sucre. Attention, si vous leur dites quoi que ce soit, ils explosent. Elle avait tout fait pour lui, l’avait soutenu, contre son père, contre sa sœur. Elle avait vidé son compte en banque pour eux. Dieu la punissait-il ? Pourtant, elle avait toujours été droite dans ses bottes, toujours respectueuse des règles. Pas un mensonge, pas une parole de travers. Elle n’avait jamais nui à qui que ce soit, avait toujours été là, pour tout le monde. Surtout pour sa mère, qu’elle n’avait jamais déçue. Venue vivre en France, tous les jours, elle l’appelait. C’était dans les années 80. A l’époque, pour appeler à l’étranger, on galérait, et pourtant, elle appelait. Rien qu’au son de sa voix, elle se vidait de ses larmes. Et quand elle retournait au pays, à Damas, c’était les bras chargés de cadeaux, pour tout le monde. Qui, aujourd’hui, pleure au son de la voix de sa mère ? Qui revient de voyage les bras chargés de cadeaux ? Sa fille est revenue de Corée du Sud avec une simple boite de biscuits.
Ce que c’est qu’être un bon mari
Il ne prétendait pas être parfait. Il était conscient d’avoir des colères excessives, parfois. Peut-être a-t-il, parfois, fait souffrir sa femme, et son fils. Mais au moins, il les a poussés vers le haut, pour qu’ils se dépassent, pas comme d’autres. C’était un bon mari, un bon père, généreux, il pouvait s’en vanter. Il en avait croisé, des pères autoritaires, violents, qui n’avaient à cœur que leur propre bien. Il y en a qui ont brisé tant de monde autour d’eux. Quand, pour leurs enfants, ils rêvaient de grandes choses, c’était pour leur propre prestige. Non qu’il était parfait, lui. Il avait des colères excessives, parfois, il en avait conscience. Mais tout ce qu’il avait voulu, c’était le bien des gens. Que certains lui en veuillent, il pouvait le comprendre. Il regrettait seulement qu’ils aient oublié ce qu’il leur avait fait. Les bons moments passés, avec son neveu, sa nièce, inoubliables. Des heures entières dans la piscine. Tous les films regardés. Les jeux offerts à son neveu, aussi. La musique classique. Les blagues qu’ils se faisaient. Les rires. Aujourd’hui, à peine un coup de fil. Lui en voulait-il ? Avait-il des erreurs à se reprocher ? Peut-être ne pouvait-il simplement pas appeler. Il n’avait pas son numéro de téléphone. Sa sœur, en France, ne le lui avait pas donné, peut-être. Il s’inquiétait pour rien. Comment lui en voudrait-on ? Tout ce qu’il avait cherché, c’était leur bien. Il les avait poussés vers le haut. Leur avait tant donné. Avec toute la générosité du monde. Il avait, pour faciliter la vie de sa femme, loué une de ces domestiques, venues d’Asie du Sud-est ou d’Afrique de l’Est. Lui, c’était une Philippine. Ca facilitait la vie de tant de femmes, et lui, pour sa femme, qui méritait tous les honneurs, il aurait tout fait. Il lui aurait offert l’Univers entier. Parfois, en pensant à sa famille, il se disait qu’il en avait de la chance. Son fils faisait sa fierté. Il avait étudié dans une des plus grandes université au monde, à la MIT. Son admission en son sein avait fait parler. Personne, pas même les plus brillants de ses frères, n’étaient arrivés aussi haut. Aujourd’hui, il travaillait dans les laboratoires les plus prestigieux. Il contribuait à faire avancer la recherche sur des questions pointues, que beaucoup de gens n’auraient pas les moyens de comprendre. Ce qui lui manquait, peut-être, c’était un coup de fil de sa part. Lui en voulait-il ? Avait-il des erreurs à se reprocher ? Peut-être qu’il n’avait pas suffisamment de temps. Son emploi du temps était chargé, peut-être. Il avait conscience d’avoir été trop dur avec lui, parfois. Trop autoritaire. Trop rude. Il avait exigé de lui d’être un homme, trop rapidement. Peut-être avait-il employé des violences physiques contre lui. Mais c’était pour son bien. Pouvait-il lui en vouloir ? Peut-être s’inquiétait-il pour rien.
Ce que c’est que l’autorité
Elle était autoritaire. Peut-être trop. C’est ainsi qu’elle fonctionnait. Elle avait des principes. Exigeait qu’on fasse preuve de ponctualité. Ne tolérait pas les retards répétés. Une minute, encore. Mais au-delà, elle voyait ça comme un manque d’éducation. Avec un de ses étudiants, on l’avait jugée trop dure, une fois. Trois minutes de retard. Elle avait persisté à ignorer son doigt levé, son envie d’afficher son savoir, de s’en vanter, intimidant les autres étudiantes. Elle fonctionnait ainsi. Par la suite, il avait toujours été très ponctuel, ça avait payé. Certes, passé un certain âge, nous sommes entre adultes, mais l’âge n’excuse rien. C’était surtout lui manquer de respect. Du dédain envers son travail. Elle l’aimait, son travail. Tenait à ce qu’on reconnaisse son importance. Se sentait investie d’une mission. En tant que chercheuse, elle avait ce devoir. Faire bouger les lignes. A son niveau. Elle voulait marquer ses étudiantes et ses étudiants. Leur ouvrir de nouvelles perspectives. Déconstruire leurs idées reçues. Qu’ils prennent conscience de leurs préjugés. Une fois, l’un d’eux s’était permis de la railler : « Tout le monde aurait de la culture ? Même les femmes de ménage ? » Et de parler de nivellement par le bas. Elles ont leur savoir, les techniciennes de surface, et du solide : employer le produit adéquat, de la façon adéquate, avec le matériel adéquat, doser adéquatement… Elle en était persuadée, chacun peut contribuer à diffuser le savoir, mais dans notre monde, le mépris de classe fait loi. On persistait à cloisonner les choses. A faire la distinction entre haute et basse culture. Et à considérer avec suffisance tout ce qui ne répondait pas à notre élitisme. Ce qu’elle voulait, en tant que chercheuse, c’était faire changer les mentalités. Elle avait ses habitudes. Elle avait exigé de celles et ceux dont elle dirigeait le mémoire ou la thèse qu’ils lui envoient leur travail avec, en page de garde, leur identité complète — nom, prénom, date de naissance, adresse, numéro de téléphone, etc. —, et le titre du fichier présenté de façon précise — le nom, suivi du prénom, suivi d’un tiret court (précédé et suivi d’un espace), avant l’intitulé du mémoire. Sans un de ces éléments, elle refusait de considérer leur travail. Surtout, elle détestait les interventions qui s’étiraient, encore plus quand ça pétait plus haut que son cul, pour parler vulgairement. Ces hommes, sans éducation, sans tenue, produits d’une phallocratie décomplexée, qui prenaient toute la place, tenaient à sans cesse exister, lui faisaient horreur. Et qu’on la critique, elle n’en avait cure. Au moins, elle avait le respect de ses collègues. Elle intervenait parfois dans des médias. Avait-elle besoin de l’opinion de simples étudiants qui ne savaient pas grand-chose ?