Ce que c’est que terrasser
Assis sur la machine, au soleil, à la pluie, couvert un peu, terreux, barbu, tatoué, il tire sur la manette, il pousse, ça lève, ça prend sur le tas, ça verse, ça roule, il déplace de la terre à longueur de journée, des tonnes des terres qu’il étale, qu’il aplatit, de la terre et des cailloux, mais cette terre qu’il déplace, ces cailloux, ces heures de machine, ça dit quoi de lui ? Il n’y réfléchit pas, il a trop de terre à déplacer pour y réfléchir, il arrive le matin, tôt, en camionnette, il repart, tard, il boit une bière, sort le samedi soir, il veut encore un tatouage, un de plus, mais il hésite encore, il a largué sa nana, même pas pour une autre, pour avoir la paix, parce que le soir, quand il rentre de terrasser, il boit une bière, il allume la télé, il s’endort devant les nouvelles, il continuer à voir de la terre, que de la terre, de la terre qui monte au ciel, il fait des cauchemars : ce n’est plus lui sur la machine, c’est sa nana, sa nana qu’il a plaquée parce qu’elle l’ennuyait et qu’elle n’était pas si bien fichue que ça à la réflexion, c’est elle sur la machine, elle a creusé un trou et elle verse la terre sur lui qui ne peut bientôt plus bouger, mais il se réveille, éteint la télé, se regarde dans le miroir, appelle sa nana. Pas de réponse. Il est seul. N’aurait pas dû la larguer. Pas si moche à la réflexion. Il fixe le miroir : il fait plus vieux qu’en vrai. Combien ? Quarante, cinquante ans ? Il a eu trente-quatre ans hier. Il les a fêtés sur sa machine. Demain, il remonte sur sa machine. Se trouver une nouvelle nana ? Pas le temps. Pourtant, il en fait quoi de ses soirées ? Trop crevé. Trop vieux. Il hésite à se raser. Peut-être que ça rajeunit. Ça fait combien de temps qu’il a la barbe ? Il fixe le miroir : cette tronche-là, il en a marre, mais il n’en a pas d’autre à disposition, il a la tronche d’un terrassier, la tronche d’un type qui passe ses journées à déplacer de la terre et ses soirées à se regarder dans le miroir en regrettant de l’avoir larguée, cette nana, pas un canon de beauté, bien sûr, mais une tête qui change de la sienne, une autre tête dans le miroir, une tête sans barbe. Il la rappelle. Ça décroche. Un type : laisse-la tranquille.
Ce que c’est que chanter
Le jaune vif, c’est pour attirer les regards, elle a de la peine à se l’avouer, mais elle aime attirer les regards. Pour le moment, elle doit se concentrer, trouver la bonne ligne dans la partition, chanter en ouvrant la bouche, lui montrer — elle en a repéré un, dans les basses — la blancheur des dents, sourire mais ne pas se laisser surprendre en flagrant délit par le chef. Elle s’applique. C’est de la musique romantique. Mendelssohn. Transportée par la musique, transcendée ? Trop tôt pour le dire. Les notes à déchiffrer, le chef qui s’énerve, il faut noter le dièse à côté du do, et elle se retourne vers les basses. Il écrit dans sa partition. Elle n’ose pas lui sourire. Ils ne se connaissent pas. Ce n’est pas une fille comme ça, elle a son appartement à elle seule depuis peu, depuis qu’avec l’autre ça n’a plus été ça, elle a la petite une semaine sur deux, elle se déplace à vélo, achète ses légumes au marché, elle essaie d’être une femme de son temps, une femme moderne, et elle se mord la lèvre en le regardant avec un peu plus d’insistance. Il chante, ouvre la bouche, s’applique. Deux bouches qui s’appliquent. Elle a posé la main sur le genou. Elle imagine des choses. C’est au tour des altos, de toutes les altos, précise le chef, en la regardant. Elle cherche la mesure, sa voisine lui montre l’endroit, lui sourit. Est-ce qu’elle a remarqué ce petit jeu ? Elle chante : Te Deum laudamus. Mendelssohn avait dix-sept ans quand a composé cette pièce. Le chef raconte, se trompe dans les dates, fait une plaisanterie. Elle n’écoute plus, s’est retournée. Ils rient tous, dans les basses, sauf lui. Dix-sept ans, elle se dit, comme si de nouveau dix-sept ans, puis il faut à nouveau chanter, en renonçant : trop sérieuse pour avoir dix-sept ans. Il y a la petite à récupérer, la cuisine, le chat. Elle se concentre sur la partition, note le si bémol, se trompe quand même en chantant. Il faut se lever, chanter en voix mélangées. Il s’assied à côté d’elle, crucifiée dans sa partition. En plus, il a une jolie voix. Et elle, elle s’est à nouveau trompée, au si bémol.
Émouvant le terrassier. Toute une vie dans un texte si court. Sans oublier la chute, une petite nouvelle bien ficelée.
La chanteuse, on aimerait l’aider, la pousser la tirer face à ce si terrible si bémol !
Tu nous rends ces personnages si attachants en si peu de mots, merci