Ce que c’est de venir là tous les matins. Un verre. Un autre. Demain on se dit… et demain c’est pareil. Comme hier en fait : qu’est-ce que ça fait. On vient. On revient. Pour Le chapeau de pirate et les bottes il faut pas demander. C’est un rêve de gosse — pas pour se faire remarquer: un rêve. Eh tu l’as rangée où ta barque? Combien de fois il a entendu la phrase Frank. En vrai personne ne l’a plus vu sans le chapeau ni les bottes, des cuissardes qui lui retombent sur les genoux. Un jour il est passé à la télé Ile de France régionale, on a vu un pirate à côté de la fontaine sous la statue dorée (c’est par là qu’il passe pour rentrer chez lui Frank) : regarde le, là… mais qu’est-ce qu’y fait? Y cherche sa barque… La maison de Frank au bout du bout de la sente qui monte : celle avec une glycine, qui n’a jamais été « finite — un peu comme Frank—, pas finie mais fichtrement belle sa maison —, qui mélange pierres, briques et bois. Construite avec son père à la truelle des dimanches : c’est pas au vin de messe qu’on fait pousser les pierres! disait le père de Frank qui n’était pas pirate mais manœuvre très qualifié. Si tu veux que ça bouge il va falloir hisser ton pavillon Pirates ! Chômeur c’est pas un statu… Il a travaillé Frank, ça remonte. Il vient ici du lundi au samedi, de 7h30 heure jusque vers 11H : Au bar Tabac de la gare rue de Paris. Et le soir aussi il revient. En trente ans, il a connu cinq changements de propriétaires. Il venait aussi quand il travaillait. Il prenait son café; avec un Kirch. De temps en temps. Il boit? oui mais que du blanc. Avant c’était l’enfance. Est-ce qu’on vivait mieux ? on manquait de rien puisqu’on manquait de tout. Il y avait l’arbre et les fruits de septembre. Puis l’arbre est tombé. Comme Frank de sa moto. Une moto de pirates customisée avec un crâne sur le volant. C’est pour ça qu’il va pas toujours droit Frank. Aujourd’hui c’est au cul des cageots qu’on ramasse les fruits. Là tout de suite c’est sa tournée. Et la tournée c’est sacré. Après il rentre faire déjeuner son chien.
Ce que c’est de travailler à 64 ans et demi Marie-Pierre porte des gants de laine, un pull et un gilet sans manches sous sa blouse. Ici il fait, hiver comme été, 17 degré en tirant bien — 19 c’est le chiffre donné par la direction. Même les clients se plaignent : qui ne font que passer. Pour sa tendinite à l’épaule Marie-Pierre s’est fabriqué un outil : de l’augmenté écologique. Un crayon encapuchonné d’une gomme souple. Avec, elle tape sur l’écran ce qui n’a pas été scanné au code-barres. Avec, elle enclenche le bouton qui ouvre la caisse. Ça lui fait le bras long à Marie-Pierre ( sûrement pas assez pour envoyer tout balader). Quinze ans qu’elle travaille ici : à cinquante ans tu sais ce que c’est, avec les gosses partis et pas seulement que les gosses tu te retrouves toute grise et seule sur la photographie de l’album, lui disait Nadine qui travaille un jour sur deux … Sauf que Marie-Pierre elle n’a pas eu d’enfants. Elle a aimé Denise. Elle a tenu avec Denise une librairie papeterie dans la baie de Somme. Et puis Denise est morte. Si tu te penches tu aperçois un livre sur les genoux de Marie-Pierre : il y a des heures creuses, ici ça arrive. Marie-Pierre c’est le prénom qui est écrit sur la blouse. Elle aurait pu écrire : Mapie, ou « La tortue: c’est comme ça que certains la surnomment. Elle aurait pu écrire Denise Marie-Pierre: comme porter Denise sur son cœur. Ou son épitaphe : imagine, sur le badge. Elle aurait pu écrire tout court Marie-Pierre .Quand elle rentre elle prend des notes dans son journal : Service client ou Portraits sans suite, elle l’appelle. Après elle lit de la sociologie; dans son studio – il est après la gare et après il faut encore marcher quinze minutes—, elle a des piles d’invendus. Elle a aussi le chevalet de Denise. La chatte s’appelle Biffures. Marie-Pierre dort nue. Chez elle il fait 19, même parfois 20. La fenêtre est plein sud et on entend la voie ferrée.
Ce que c’est de partir Piotr a marié Maria. C’est pratique ils prient le même Dieu. Il parle un peu le portugais. Avec le russe et le français ça fait quatre langues ( de quoi devenir interprète). Chacun leur langue et chacun leur déracinement; ça fait aussi de quoi causer même si Piotr il ne cause pas. D’une fenêtre on voit l’Ukraine. De l’autre c’est l’océan. Et de la troisième c’est Orly qui est aussi le nom du chien qu’ils ont trouvé. Il a toujours aimé les chiens. Les chats pas trop. C’est Maria. Vodka? Porto? Le bruit des avions c’est l’été que ça gène vraiment. Une fois sur deux pour les fêtes c’est la Pologne. À Pâques, souvent il lui cède: il faut dire que les fêtes là-bas chez elle sont vraiment belles. Au début ils ne partaient pas, la famille venait. L’une ou l’autre. Même si beaucoup des deux familles sont installés ici. La France c’est pas qu’un rêve : c’est du travail, des crédits, des taxes. Les enfants sont français: Damien, Marie, Viktor ( comme le père de Piotr qui est mort: sidérurgie ). Trois enfants en trois ans, après il ont fait le nécessaire. Deux travaillent dans l’entreprise : Travaux du bâtiment (sauf les toitures). Cinq permanents. Ça marche bien avec le bouche à oreille. Marie est puéricultrice elle aide pour la compta. Et mère déjà. Maria qui a toujours fait des ménages aide aussi. Piotr il ne regarde pas dans les yeux. S’il regarde ailleurs ? On dirait.
Ils sont là. Quelle force, quelle présence vos portraits. Merci Nathalie Holt. Merci de ces richesses à dire vrai.
Merci Ugo.