Ce que c’est qu’un dos étranger. La tête, penchée en avant, s’enfonce dans les épaules, laissant apparaître une peau foncée et cuivrée sous des cheveux intensément noirs. La femme se tient de dos, sur le devant de l’espace. Comme un totem. Devant elle, comme si elle était la spectatrice unique d’une scène de théâtre, un parterre de personnages. La juge de la détention et des libertés est assise exactement en face, à quelques mètres. Elle se trouve sur une estrade de façon à ce que son regard plonge sur sa victime, c’est elle qui regarde de haut, la mise en scène est soigneusement étudiée. À gauche, le représentant de la préfecture, à droite, un avocat et une interprète. Au fond, derrière la juge sur son promontoire, un huissier pianote sur un clavier. Mise en abyme, le public regarde la personne centrale de dos qui regarde la scène devant elle. Pas de visage, des bribes d’histoires racontées par la juge perchée. Un ton d’inventaire de supermarché. Elle s’est enfuit de Guinée Équatoriale, entrée en Europe par l’Espagne, arrêtée en Alsace pour vagabondage. Pas de papiers. Le dos se penche légèrement, échange de murmures avec l’interprète. C’est pas une fuite, c’est un enlèvement. La préfecture ricane, se faire kidnapper dans la brousse pour être envoyée en Europe, on aura tout entendu. L’huissier pianote. L’Espagne, c’est un réseau de prostitution. L’Europe, pour elle, c’est les parkings pour poids-lourds, les arrières-salles de troquets mal famés, les toilettes de stades abandonnés. L’avocat commis écoute l’histoire comme s’il était devant sa télé. Et l’Alsace alors ? L’Alsace, c’est un train de nuit dans laquelle elle a sauté pour fuir ses tortionnaires. Cela aurait pu être pour n’importe quel endroit. Faut pas. Faut pas monter dans des trains quand on n’a pas de billet. Faut pas se prostituer. Regardez-moi, vous avez les yeux dans la vague, faut pas se droguer non plus. Pensez à vos parents, jeune fille. Un peu de dignité.
Christy a été renvoyée en Espagne, procédure de Dublin oblige. Ce que c’est qu’un dos sans papiers.
Ce que c’est que des yeux qui ont peur. Il a de grands yeux tout ronds, il regarde autour de lui avec frénésie, en quête du moindre événement suspect. Il tord ses doigts, une main puis l’autre. Le bureau, les fauteuils, la chaise posée contre le mur là-bas dans un coin, le bureau, les feuilles de papier, les stylos, le crayon, la gomme, la tasse de café vide. Par la fenêtre, la route qui passe en bas, le palier de la maison en face, les fenêtres les unes après les autres, le vélo posé contre le lampadaire, le ciel et les nuages, le papillon qui vient de poser près de la vitre. J’étais un enfant heureux et ma mère est morte. Mon père m’a dit qu’elle était partie en voyage, j’avais dix ans. Capite ? Une fissure au plafond, une tâche d’humidité sur le mur, un carreau fendu sur le sol. Mon père était quelqu’un de respecté dans mon village en Italie. Mes oncles me donnaient de l’argent, ils m’aimaient bien. Capite ? Le regard s’arrête sur une camionnette garée le long du trottoir. Silence durant une dizaine de secondes. Non, c’est rien, c’est un pigeon. La police m’a mis sous protection, j’étais un enfant. La mafia tout autour de moi, la famille, mes voisins, l’épicier même. Capite ? Ses ongles coupés trop ras, rongés, l’index de la main gauche manque, il se frotte les mains sans cesse, il s’épluche les doigts. Je suis devenu un monstre, à dix-huit ans je pesais cent vingt kilos, j’étais militaire à vingt-deux, j’étais un tifoso à vingt-cinq. Un voyou, je cassais tout, je me battais avec tout le monde, j’étais toujours en taule. Capite ? Un groupe de jeunes filles discutent en attendant de pouvoir traverser la rue, elles rient de bon coeur. Un cycliste passe en sifflant. Il ne bouge plus, ses yeux ne bougent plus, ses doigts ne bougent plus. Je suis quelqu’un de gentil, je ne suis pas méchant. Dans une rue de Rome, j’ai ouvert le coffre d’une voiture, je m’y suis allongé. J’y suis resté des heures et des heures, elle a roulé longtemps. J’en suis sorti, j’étais ici. Capite ?
Fabio loge à l’hôpital psychiatrique, il a peur. Ce que c’est que des yeux qui ont toujours peur.
Ce que c’est que les mains d’une veille femme. Elles sont posées sur son ventre comme si elles avaient besoin l’une de l’autre pour se soutenir. Pour se souvenir aussi. Les doigts de la main droite massent ceux de la main gauche et appuient sur les jointures des phalanges, là-même où les articulations sont devenues si épaisses. Les doigts de la main gauche massent aussi ceux de la main droite. Fut un temps, sans arthrose, où les déliés des doigts fins et agiles d’une main caressaient les cordes d’un violon qu’ils pinçaient sur la touche en ébène du manche pendant que ceux de l’autre tenaient délicatement la base d’un archet qu’ils faisaient voler avec l’aide du poignet ondulant sur un flot de notes de musique. Fut un temps où les mains jouaient ensemble sans même se toucher. Sur la peau fine et ridée du dos de ces mains se lisent les plaisirs et les souffrances. Les taches brunes dessinent la carte aux trésors des souvenirs, les veines gonflées de sang bleu érigent des montagnes et creusent des vallées, les sillons dans la peau figurent les champs de culture où le blé doré se laissait caresser par le vent. Ou par une autre main, ou par une bouche aimante. Sans perdre de sa légèreté, la main gauche s’envole et vient se poser sur le bas d’un visage. La soie du bout des doigts suit le contour de lèvres arides et translucides d’un frottement délicat, imperceptible. La main droite, chargée d’un verre rempli d’eau rejoint sa jumelle et vient poser le bord du récipient sur la rive du gouffre que les lèvres entrouvertes esquissent. Le filet d’eau disparaît, laissant perler quelques gouttes qui, lentement, glissent vers le menton. Avant que les doigts de la main gauche ne viennent les disperser en essuyant l’eau libérée, laissant mouillés quelques fragments de peau blanche et usée. Les mains retrouvent alors leurs places sur le ventre, les doigts tressés entre eux lovés dans le nid paisible d’un repos retrouvé. De ces doigts si bavards, les mains partagent leurs souvenirs encore vivants avant de se laisser aller au bercement d’une respiration courte et apaisée.
Madeleine s’est endormie sur son fauteuil. Ce que c’est que les mains d’une vieille femme qui se souviennent.
Photo de Eduardo Barrios sur Unsplash
merci d’ouvrir le bal sur cette proposition !
Je crois qu’une fois n’est pas coutume, c’est moi qui ai ouvert le bal 😉
C’est tenu, et ténus détails, infimes notamment la dernière. J’aime beaucoup c’est encadrement des phrases qui introduisent et concluent, cet effet de répétition et qui circonscrit en même temps le portrait.
C’est très beau. Et partir d’un fragment de corps: et faire advenir quelqu’un/une ( Ah Madeleine)
trois mouvants…oh combien…m’interdis de m’attacher surtout à la troisième trop proche 🙂
et la sobriété du ton qui rehausse l’empathie