Le bois c’est son métier. Ça se voit à ses mains, à ses épaules, aux muscles de ses avant-bras qui soulignent au ralenti chacun de ses mouvements. Ça se voit à ses mains surtout, à la peau épaisse depuis le bout des doigts jusqu’en haut de la paume, aux cicatrices de toutes les couleurs, jusqu’à la blessure toute fraiche, aux lèvres peu engageantes qu’on lui conseillerait bien d’aller soigner plus sérieusement. Sur ses mains, la peau est sèche, le bois se nourri de son eau, de son gras. Peau sèche, écorce, mimétisme, bois sur bois. Corps sec lui aussi, pas très grand, la barbe. Ça l’arrange d’être à la mode, il en rigole un peu, la mode… Enfin, ça gagne du temps le matin, pour dormir un peu plus. Parce qu’il y a cette fatigue, cette si grande lassitude, comme un gros sac qu’on traine, qu’on arrive à porter, mais qui est quand même trop lourd et qui se charge encore à chaque année qui passe. C’est le corps qui grince, qu’il faut déplier, réchauffer, remettre en route, dérouiller chaque matin. Le dos c’est le pire. Le reste c’est compliqué au début, le temps de se mettre dans le rythme, mais le dos ça empire dans la journée, ça ne diminue pas, au contraire. Alors hier il est allé chez l’ostéopathe, un collègue qui lui a conseillé, sa femme l’y avait traîné au début, mais depuis, ça va beaucoup mieux son dos à lui. Alors hier il a essayé l’ostéopathe. Lui, ça ne risquait pas d’être sa femme qui allait lui dire d’y aller. Il vit seul maintenant. Au début de sa vie d’adulte, il a vécu avec une femme, la mère de ses garçons, ils ont vécu ensemble, très ensemble, petit appartement, petites vacances dans la petite tente, la petite voiture, des contacts tout le temps, tout le temps l’un contre l’autre. Le paradis au début et puis tout doucement, c’est devenu l’enfer. Trop près, toujours trop contre. Les gestes devenaient secs, brusques. Elle est partie. Elle a dit qu’elle avait peur de lui alors qu’il ne l’avait jamais touchée pour lui faire du mal, ça elle l’a dit aussi au tribunal, mais elle avait peur parce qu’elle sentait que ça pouvait venir, que quand il la touchait c’était toujours plus brusque, toujours plus rude, toujours plus tranchant. Lui il est vraiment sûr que jamais il n’en serait arrivé là, il en est vraiment sûr. Souvent il pense qu’il l’aime encore, qu’il aimerait bien la revoir, la toucher à nouveau, doucement, comme au début. Et puis les enfants sont grands, eux non plus il ne les revoit plus souvent. Il n’a jamais été câlin, bisous et compagnie. Mais c’est pour eux qu’il travaille, pour les études, pour les aider dans la vie, pour qu’ils aient une belle vie, eux. Pas comme lui, les coups, l’orphelinat pendant un temps, ramasser les parents les soirs de trop d’alcool, les soirs de trop de fumée. Lui il boit un peu, bien sûr, mais il essaye de faire attention. Et pas de fumée, jamais, juste un peu d’alcool, de temps en temps, le soir. Mais hier, quand l’ostéopathe a posé ses mains sur lui, ça lui a fait bizarre, très bizarre. Presque peur. Une agression. Alors il s’est rendu compte que personne ne l’avait touché avec sa peau sur sa peau depuis longtemps, vraiment très longtemps. Si, quand même, à l’hôpital des gens l’ont touché, une ou deux fois quand il est tombé de l’échelle ou le jour de la scie, pour piquer, recoudre, appuyer, faire mal. Depuis le divorce il y a bien eu Aurélie, mais c’était chez elle ou chez lui, juste la nuit, et entre ces moments-là, c’était chacun chez soi. Presque chacun pour soi. Alors les mains de l’ostéopathe, il a eu un frisson de recul. Il a dit que c’était le froid, mais finalement il pense que c’était la peur, un réflexe, les souvenirs trop nombreux qui font que tout contact d’une autre peau sur la sienne est d’abord une violence