Derrière les silences. Mon corps se couvre de taches floues, couleurs délavées, halos de lumière là-même où les traits de mon bras, de mon buste, de mes jambes perdent le fil de mon être. Une goutte d’eau, de pluie. Non, pas une larme. Une goutte d’eau dans laquelle se perd la continuité de mon moi. Des parties de mon corps entre parenthèses sans cris, sans paroles, sans son, dans les silences de mon existence. Ma carte d’identité est déchirée et à l’endroit où se trouve ma photo silencieuse, manque un bout de mâchoire, ou une mèche, ou un oeil. Mon nom, aussi, a perdu quelques lettres, elles sont remplacées par des silences. Je deviens une suite de soupirs, une nom haché de blancs. Les images d’un film super 8 où défilent sans son et sans couleurs mon corps d’enfant vivant sa vie d’enfant turbulent devant la caméra de mon père silencieux sans corps et déjà mort. Des souvenirs imparfaits. Mon corps possède les souvenirs imparfaits de qui j’étais. Je repère des cicatrices enfantines sur mon sourcil, chute de vélo, sur mon genou, cour de l’école, sur mon poignet, une pierre. Mon corps me raconte silencieusement l’histoire de ma vie pour peu que je sache lire derrière les cicatrices que ma peau exhibe. Et puis il y a les autres blessures, celles que je ne vois pas. D’autres cicatrices, d’autres silences. Mon corps s’efface en cicatrices muettes, en douleurs muettes, en pensées muettes. Imperfections. J’ai le souvenir imparfait des autres. Un mouvement de caméra, rien d’autre, pour témoigner de l’existence de mon père. Derrière les silences, des corps qui disparaissent dans la fumée du temps incapable. Flux et reflux de vagues sur la plage, et l’eau qui va de moins en moins loin, qui se retire toujours un peu plus et les silences qui grandissent. Et mon corps qui devient amnésique. Les tâches de silence deviennent adultes et c’est à présent des parties entières de moi qui disparaissent. Les extrémités de mes doigts s’envolent, et avec elles les caresses sur un visage pour sentir la vie, les touches d’un clavier pour écrire le bruit. Mes mains se désagrègent et avec elles les poings et les colères, les questions et les prières. Et les bras, et les jambes, et mon sexe. Derrière le plaisir charnel, s’imposent les silences de l’oubli. Je ne me souviens pas plus des fois où j’ai joui que de celles où j’ai pleuré. Mon corps ne se souvient pas combien de personnes j’ai enterrées. Derrière les silences, mon corps ne me parle ni de ma naissance ni de ma mort. Il me dit des couleurs qui flottent dans un espace transparent, il me dit des odeurs qui se transforment en océans, il me dit des lumières qui demeurent invisibles, il me dit des musiques et des feux d’artifice et des moments de bonheur. Il me dit aussi la puanteur et la douleur, une charogne écrasée sur le bord d’une route, une balle qui a traversé mon poignet. Ce n’était pas une pierre. Derrière les silences, mon corps se souvient de la guerre, lever la main au-dessus de la tranchée pour la faire fusiller et pour sortir de là, blessé mais sauvé. Derrière les silences, mon corps disparaît. Je ne suis rien d’autres que des bribes de souvenirs imparfaits qui s’effacent. Je ne me rappelle plus la dernière fois que j’ai hurlé, je ne me souviens plus du son de sa voix, mon père qui criait et qui m’embrassait. Je ne me souviens pas plus de mes rires, allongé là, sans vie, dans ce cercueil en bois. Derrière les silences, un mètre de terre, mon corps en poussière. Subsistent pourtant, çà et là, quelques tâches de vie. Dans le souvenir évanescent du parfum d’une fleur, celle-là dont je tiens entre mes dents les racines. Dans la cicatrice maintenant visible, à l’endroit où battait, fut un temps, un coeur insensible. De minuscules tâches de vie d’où bientôt naîtra le bruit. Un immense fracas pour devancer les silences, une explosion un ouragan une fulgurance, au coeur de laquelle, bien au chaud, je devine une présence. Un corps.
Photo de Toa Heftiba pour Unsplash
C’est un très beau texte, Jean-Luc. Merci
embarqué très loin dans tous ces fragments du corps… merci
Big bang final : se sentir vivant avec ce que les vivants partagent depuis loin… Souvenirs imparfaits, défigurés… Un texte fort.
on l’envie presque ce corps qui s’efface