C’est tous les vendredis que je regarde de près l’état de ma peau. Il n’y a rien à en dire et tout le monde se tait. La nuit se tait, le miroir et la mémoire se taisent, plus rien ne bouge : seule tombe la pluie, je me lève. Quatre heures. Ma mère me disait qu’il fallait que je sois propre, alors je frottais. J’aimais être propre, je frottais puis j’ai tout oublié et tout s’est passé ailleurs. J’ai laissé les choses s’en aller seules loin de moi, et moi-même je crois que je m’en suis allée. Non, je suis là, debout, nue, debout et droite. Ce n’est pas qu’il ne m’appartienne plus parce que oui, il est à moi et moi comme lui, nous avons la même histoire. Même si on me l’a pris, si on s’en est servi, même si il en reste des traces, des cicatrices et des tatouages. Même, il est à moi. Il est là, debout. Sous la douche fine et légère, le vendredi matin, tôt et quelle que soit la saison, je le lave. Proprement et sérieusement. L’eau est froide. Les poils se dressent un peu, je frotte. À cette occasion, je regarde l’état de ma peau. Elle a toujours été rose. Blanche. Grise. Dessous court toujours mon sang. Rouge. Je note les infimes différences qui s’y produisent, les écarts de couleur parfois, les apparitions de taches (il se peut qu’elles bougent, elles ne disparaissent jamais lorsqu’elles sont foncées, ou alors c’est une illusion et je ne sais pas vraiment comment elles font – lorsqu’elles prennent une teinte rouge, frotter n’est de rien ; elles disparaissent cependant et ce n’est pas que je ne les considère pas, non, mais elles disparaissent : à un moment, un médecin (c’était il y a très longtemps) m’avait prescrit une pommade très blanche (on aurait dit du blanc de zinc) qui ne s’étalait que mal, il fallait s’en oindre tous les jours, une fois, le matin, tôt ; pendant une dizaine de jours, puis espacer les applications, tous les deux jours, pendant vingt et tous les trois le mois suivant – ensuite on arrêtait mais les taches avaient depuis longtemps disparu). Je n’ai pas l’impression d’exactement pouvoir décrire la prescription, je ne sais plus exactement si cet onguent m’a vraiment été recommandé, je n’ai pas vraiment souvenir d’avoir été consulter quelque médecin que ce soit, pas plus un rebouteux ou un médium – il me fait souvenir de ce vin doux et ces piments, les lignes de ma main, « montrez voir l’autre », ensemble on s’y rend en voiture, les gitans oui, les gros bidons d’essence rouillés dans lesquels se trouvent les hérissons, oui, le feu, la nuit, les chants et les étoiles – oui – mais c’est que je rêve tu sais, je rêve que rien ne s’est vraiment passé, je rêve d’avoir eu une vie neutre, allongée sous mon drap, égale et détendue dans la nuit noire des tropiques, je rêve qu’il ne s’est rien passé, que rien de tout ce que je sais n’est vraiment arrivé et cette peau, ce corps, ces cheveux et ces ongles, moi, je rêve que je suis encore là et que ma vie s’écoule doucement comme du lait tiède – je ne m’éveillerai jamais plus non, je n’aurais plus ces cauchemars, je ne penserai plus jamais à ce passé, j’oublierai oui, j’oublierai tout mais ça ne passe jamais, c’est là il ne me reste qu’à regarder et répertorier sans la moindre méthode les différentes petites taches de rousseur rougeur noirceur qui peuvent apparaître ici ou là, sur moi, ma peau et les différents petits plis qu’elle ordonne, la jolie couleur bleue des veines qui y courent, bifurquent, je ne dois pas trembler, je dois être forte pour oublier, brave et courageuse, me pencher pour frotter, nettoyer, lisser oublier et oublier encore de l’eau légère et fine, oui
« Je rêve d’avoir eu une vie neutre sous un drap » « seule tombe la pluie » je trouve ce texte d’une émotion rare. « lisser oublier .., » Oui sa voix touche
c’est une femme qui m’est sympathique – merci du passage Nathalie
Tâches de malheur. L’énigme court. Le malaise prend corps. Frotter, étrangement. L’indélébile.
(j’aurais préféré quelque chose de plus léger et fin – mais non) Merci à toi Nolwenn
oui il n’y a rien à faire il est toujours là le corps et le passé dedans, on n’y peut rien il est à soi, et oui faut laver, frotter mais les taches ne partiront jamais surtout celles d’ensuite, de l’âge. Et tant que vie il y a le sommeil finit toujours par céder.
(mais comme dit Nathalie la voix touche, et juste)