Derrière le silence, mes pieds. Ce sont toujours mes pieds que j’ai le plus de mal à réduire au silence. Mes pieds dans les feuilles mortes qui froissent qui écrasent, qui plient, qui déchirent, qui mâchent et qui bouchonnent. Mes pieds choisissent pourtant avec le plus grand soin un endroit bien humide pour que les feuilles y soient souples et arrangeantes, qu’elles soient moins craquantes, moins friables, qu’elles ne croquent pas sous mes pas comme des gâteaux secs céderaient sous la dent. Mes pieds qui, s’ils choisissent l’humide redoutent le mouillé, le ploc dans une flaque, les éclaboussures, qui s’envolent de leur nid avec un piaillement d’oisillon encore nu, pour retomber elles-mêmes en gouttelettes éparses, avec la joie bruyante de qui patauge gaiement par un rappel d’enfance, tout à ses souvenirs et pas du tout à ce qu’il laissera trainer sur la bande son du monde. Une empreinte de chaussure dans la boue malléable de notre piste audio. Mes pieds viennent se frotter sur les cailloux trop lourds ou ils font se râper l’un sur l’autre les graviers que mon poids fait rouler. Sur les pierres plus grosses ou bien sur les rochers qui ne bougeront pas, ma semelle joue du gong comme sur un xylophone, contact avec vitesse, choc jamais silencieux, glissement ou glissade, si l’angle de la pose et l’humide de la pierre en viennent à se liguer contre mon équilibre. Juron alors peut-être, au mieux exclamation ou signal de surprise qui viendra réveiller l’arbre dur de la feuille, alerter la forêt et tous ceux qui y vivent.
Derrière le silence, mes épaules se redressent, se font plus attentives aux grincements du sac. Mes épaules qui esquivent la branche un peu trop basse ou ce bout de falaise que je longe un moment. Mes épaules à bouger pour les rendre plus souples, redonner à mon corps sa tenue naturelle, plus loin des crispations et des recroquevillements. Mes épaules pour donner à mon corps un appui plus solide et durable dans tout le temps du jour que je passerai debout. Mes épaules redressées me permettent de marcher sans fatiguer mon corps en répartissant mieux les charges sur les chevilles, en donnant aux foulées un peu plus de maintien.
Derrière le silence, mon souffle, ou bien plutôt mes souffles, le souffle que j’inspire comme celui que j’expire. Le souffle que je rejette à surveiller de près, éviter la va-vite et le trop d’empressement qui ferait s’arrêter en route le déroulement. Mieux vider les poumons, avec application, au-delà du réflexe pour laisser plus de place à l’air du dehors. Mon souffle d’inspiration, lui se fera tout seul, l’air neuf occupera toute la place disponible amenant des odeurs, des parfums, de l’humide, champignon ou humus ou en été du foin pour raconter au nez ce qu’il y a autour. Juste humer en surface, mais sans faire s’envoler cette fine pellicule d’identités senties, inquiètes et volatiles.
Derrière le silence, mes mains qui ne touchent à rien, qui ne froissent pas les feuilles, qui ne grattent pas l’écorce, qui ne cueillent pas les fleurs, qui ne ploient pas non plus les herbes longilignes pour le plaisir du doux. Mes mains ne portent rien, pas même des bâtons, rien d’étranger au corps, rien dont je risquerais, en partant en rêveries, d’oublier la présence et qui irait frotter par ici ou par là ou sur ce qui se trouve à portée de toucher. On entendrait alors des frôlements, des grattements, frictions de deux matières différemment rugueuses. Mes mains parfois toutes seules produisent aussi des sons, avec les doigts qui craquent, un bouton que je gratte ou une paume distraite qui passerait dans mes cheveux un peu trop rapidement. Mes mains, leur vitesse joue, c’est elle souvent la clé des graves et des aigus, voire clé du bruit tout court, en frappant, en cognant ou même en effleurant, en frôlant, caressant avec trop peu d’égards.
Derrière le silence, ma tête et mes pensées, qui seraient là en paix, pas de tourbillon noir qui ne laisse s’échapper aucune réflexion, pas la moindre minute d’attention, d’intérêt vers l’extérieur de lui. Maelström intérieur, idées qui tournent en rond, qu’on mâchouille, qu’on rumine sans laisser aucune place à tout ce qui advient au-dehors de ce crâne trop solidement fermé. Ma tête où il n’y aurait pas d’ennui, de bâillement, de sifflotement, de toux, aucun éternuement ou raclement de gorge, ou chanson fredonnée ou ces mots pour soi-même. Ma tête où il y aurait toujours une belle place pour l’extérieur de moi au dedans de mes pensées, pour un peu de recul, pour que toute réflexion devienne la folle du roi, grave dans sa légèreté.
Derrière le silence, mes yeux, leur attention à tout ce qui sera autour, aux couleurs et aux ombres, à la lumière trop vive, au feutré du sous-bois, à la nature du sol, à ce qui est dessus pour dire au reste du corps, comment s’y adapter, se baisser, se pencher, se grandir ou faire là, un pas un peu plus grand ou prévoir un détour pour éviter l’obstacle ou le bruit qui ferait s’envoler en fumée, le calme qui s’installait poussière de légèreté.
Derrière le silence, mon corps, sa souplesse, adaptation au lieu, sa lecture des chemins pour empêcher la branche pilée qui partirait faisant tinter ses feuilles comme un coup de fouet. Mon corps qui coordonne, récupère, analyse, ressent, parfois pressent pour pouvoir se mouvoir sans déranger en rien ce qui est là d’avant. Mon corps qui aimerait tant se faire spectateur loin de ses jeux d’acteurs qui le fatiguent tant et l’éloignent de son but, de la dissolution dans son environnement.
Une fois qu’on a tout fait pour préparer derrière, l’arrivée du silence, alors on en profite pour regarder devant, le devant du silence, la rencontre possible avec les autres vies, avec les vies des autres.
« Derrière le silence mes pieds », et on te suit tout à fait pas à pas. Merci pour ce silence de communication – observation dans la nature amenée dans la forêt de sa mise en mot.
Merci de m’accompagner dans mes petites balades 😉