Derrière les silences, mon corps, ce compagnon de route, je peux l’affirmer, jusqu’à présent m’a toujours été fidèle, certains disent peut-être mon corps m’a trahi, il m’a fait telle ou telle maladie, il s’est dérobé sous moi, ce n’est pas mon cas, loin de là, ce serait plutôt moi qui aurait tendance à l’oublier voire à le négliger, si habituée que je suis à sa présence, à ses bons et loyaux services que j’aurais tendance à considérer comme acquis, je pense donc je suis, on connaît la formule, c’est presque devenu un lieu commun, à force de l’entendre répéter, de se le répéter, mais penser ne suffit pas, sans mon corps je ne suis pas, derrière les silences de ma pensée, mon corps est là, de chair et de sang, cette matière sans laquelle je ne suis pas, je ne suis rien et quand je l’oublie, ce qui arrive fréquemment, comme je le disais, il se rappelle à mon bon souvenir par quelques douleurs ici ou là, parce que oui, il n’est plus tout jeune mon corps et quand tout fait silence autour de lui, quand tout a battu en retraite, parfois il fait silence, lui aussi, mais parfois pas, car ça lui arrive à lui aussi d’être de mauvaise humeur, de se lever du pied gauche certains matins, d’avoir envie de se la couler douce, je me suis dit que je devais le ménager, sait-on jamais qu’il aurait envie de prendre la poudre d’escampette ou de mettre la clé sous le paillasson, pire de faire grève, mais non, ce n’est pas son genre, il me l’a fait comprendre, il m’a dit que bien le nourrir et l’hydrater, lui permettre de se reposer quand il en ressentait le besoin, c’est tout ce qu’il demande, ce n’est pas le Pérou et encore moins la Lune, c’est juste la moindre des choses. Derrière les silences, mon corps parfois est triste, il ne reste pas muet, il dit l’absence, le manque de cette chair si délicatement sécrétée dans ses prémices profondes, si patiemment façonnée, nourrie, abreuvée par ses soins, ces fruits secrètement abrités, peu à peu révélés, propulsés, ce chant offert, jailli comme d’une cathédrale, et si ses parois résonnent encore de son écho, de sa vibration essentielle, le chant n’est plus là, il s’est offert au monde pour l’illuminer de ses milliers d’étincelles, car ce chant n’est pas le sien, mon corps le sait et pourtant derrière les silences, parfois, mon corps ne peut retenir ses larmes, qui viennent des abîmes, déferlent en cascade d’une source inconnue de lui, le lavent et refont circuler tout ce qui se cristallise, des mots, des notes de musique, des couleurs se libèrent, s’envolent et mon corps s’apaise derrière mes pensées.