mon corps voulant s’effondrer, s’effacer, disparaître, s’enfoncer mais impossible, bitume trop dur du sol de la ville, alors marcher, marcher et demeurer, demeurer là en surface, dans l’attente de mes paroles à venir mais, il le sait mon corps, elles ne viendront pas, elles ne sortiront pas mes paroles, trop difficiles de les prononcer, il connaît ces silences, il connaît mes silences, une fois encore, comme d’habitude, rien qui sort, non, tout garder pour moi, il le sait bien mon corps, c’est dedans, dedans lui qu’elles s’entassent toutes, toutes mes paroles non dites, mes paroles tues, tuées juste avant la profération, si nombreuses que fosse commune dedans lui à mon corps, fosse commune de toutes mes paroles retenues et ça, ça lui pèse lourd à son dedans de mon corps, mon corps qui marche comme plombé par toutes ses paroles qui n’iront jamais percuter les silences et lui, mon corps, il doit avancer, marcher là dans la ville, non pas à danser la chorégraphie du non dire, non pas à jouer la pantomime des paroles sans voix, mais mon corps marchant, à se tortiller, à vriller du dedans, à suppurer mon angoisse, sa douleur, sa douleur de toutes mes paroles non dites qui sont là, à ronger son dedans de mon corps, à lui nouer les tripes de leurs colères rentrées, à lui grignoter les organes de leur rage muette, à lui corroder les entrailles de leur hargne bileuse, à lui corrompre les viscères de leur haine vengeresse, à lui boursouffler l’épiderme de leur fureur maligne, rempart ultime à tout ce qui voudrait sourdre de moi, à lui de retenir tout ça, à lui d’endiguer ma honte, ma honte que c’est non seulement de ne pouvoir rien dire, mais surtout de ne vouloir rien dire, de ne vouloir rien dire par crainte, par peur, par peur de la violence, la violence aveugle, sanguinaire de ces paroles en moi qui, si elles étaient dites, lâchées, libérées, fracasseraient les silences puis ma vie, puis celles tout autour, alors garder tout ça dans mon corps, mon corps sans parole, à le voir de loin, il ressemble à rien ce corps de moi qui marche dans la ville, à le voir ainsi se contorsionner de douleur, il crée peut-être du malaise chez qui le regarde, ou il indiffère ou on le plaint ou il inquiète et, sans parole, comment interpréter ces gestes difformes de mon corps tordu marchant ? Mon corps perdu dans la ville, mon corps qui marche sans cesse, qui gonfle sans cesse, qui crève de ma voix sans paroles, qui suffoque sous l’aphasie volontaire de moi, il sait où il va, les pas de mon corps me guident, il a choisi, il connaît le terme du voyage, au bord de la ville, là où la boue puis l’eau remplacent le dur, c’est là qu’il veut nous emmener mon corps, notre trop plein de paroles et moi, il pourra alors s’éloigner, s’isoler et flotter mais peut-être qu’avant d’arriver aux confins, un jour, une nuit, en marchant et tellement gonflé, bouffi de mes paroles non-dites, il s’envolera mon corps pour s’extraire de la ville et, gros ange sombre, passera et traversera les silences pour enfin disparaître ou, plus sûrement, de toutes mes paroles accumulées, il va exploser mon corps et alors toutes ces paroles empêchées vont déflagrer, déflagrer et fragmenter tous les silences et le déchirer et le déchiqueter mon corps, mon corps mort.
Succession d’images fortes (qui trouvent en tout cas résonance en moi lecteur) : du goudron impénétrable, (du refus) de la pantomime, de la boue (ce « golem » a tellement plus d’un mot sous/sur la langue), de la traversée des silences (une odyssée ?) — enfin la mine « anti-personnelle », glups