Derrière les silences, mon corps remue des fleuves de goudron noir. Le pouacre, il emprisonne les mots. Il a le temps, ils se libèreront, traversant les étangs sombres et les places percées de jour et de contre-jour ; forant leur passage comme le liseron à fleur blanche vient à bout de l’épaisseur du béton, par patience et obstination ; un jour semblable à l’autre, enfin, la puissance de la mâchoire de granit désarmée, l’inertie chtonienne vaincue sans un combat.
Le corps, on le sait par ignorance, produit sa lente percolation sur le monde, bruits, rumeurs, sensations, caléidoscopes des odeurs et des saveurs passent d’ouvertures en conduits, traversent tripailles, organes, se mélangent et se recomposent dans des fleuves aigres et acides. L’oubli de l’extériorité : l’absence d’ailleurs, l’enveloppe du refuge du corps, seul praticable. L’écho du réel rebondit, se déforme, se réforme et s’efface, épuisement de lui-même ; l’oubli d’autre chose que la pulsation noire qui se recrée, se récupère au bord extrême de son anéantissement, l’oubli de la dernière note, le silence infinitésimal d’une éternité, l’explosion du recommencement. Voilà l’oubli, il tient dans sa main, à bout de doigts, la gomme de l’attention à soi, le corps est tapi, dans ce flou que l’on aperçoit du bord de l’œil, dimension vague qui perd sa consistance dans la confrontation du regard direct. Des rêves sans mots peuplent le corps, la conscience est absorbée dans sa masse molle et épaisse. On l’a comme compagnie, un animal familier mais non pas domestique. Il rôde dans ses attitudes une opacité qu’on ne pénètre jamais à fond. On marche dans son ombre, je l’ai longtemps senti à mes talons, dans ces instants-là, de pressentiment, les pensées s’estompent, éclatent en petites bulles et se dispersent, elles persistent encore comme un parfum tenace, chassé à grand air, occupent encore le sens mais laissent passer en elles suffisamment de jour pour faire entrer la masse corporelle. Il lui faut de la naïveté, de l’abandon, le relâchement des émotions puissantes de la vie, le court-circuit de l’esprit électrocuté par une décharge trop forte, en excès de tous le langage, de tous les bons mots qui battent la campagne et ne répondent plus à l’appel, la logique défaite, fondue dans le plomb du présent sans causes ni conséquences ; le fruit a toujours été fruit, chair juteuse et chaude dans la bouche, son noyau le centre de l’univers. On s’étonne d’avoir toujours su et d’avoir feint d’ignorer. On sait qu’hors ces lieux, on en reviendra aux errements, le corps en sentinelle, les membres pleins rendus à leur mouvement spontané, possédant leur propre chemin, jouant au-delà des notes. Derrière les silences, mon corps improvise, mon corps dénoue l’ordre, mon corps inquiète et dissimule des poisons ocres que les pouvoirs ont voulu lui faire cracher dans les bols argentins du renoncement. Le corps, on le contraint, on nourrit sa chair de bruit et de fureur, on l’enrage et on le leste de noirs sentiments, on le recouvre de sens et de pensée. Le corps avale tout dans ses longs intestins, décompose en atome élémentaire, la bouillie et le fracas de l’en-dehors. C’est un long trajet, qui s’est toujours fait, ici ou ailleurs, qu’importe, qui rend au silence et à l’inarticulé.
Très intéressant, et j’y suis particulièrement sensible, le champ lexical de l’animalité. Et ce processus de digestion du monde. Belle lecture, forte, merci.