Mon corps est encore en proie à la vie qui l’inonde de ses ondes électrisantes et de son activité cannibale, encore dévoré de l’intérieur par les pensées phagocytantes, par les liens qui l’entravent, par ce cerveau qui l’éteint. Je suis assis sur une chaise, sans confort, sans souffrance, simplement. Mes mains sont posées sur mes cuisses, mes pieds reposent sur le sol, mon buste est droit. Je ferme les yeux. Pendant un temps, l’activité se poursuit derrière mes paupières, puis l’eau cesse lentement de bouillir. Derrière les silences, mon corps s’apaise, bercé par le rythme d’une respiration devenue lente et maitrisée. Et puis, le point de lumière apparaît. Au début, épris de liberté, il virevolte à l’intérieur de mon corps vide. Mon corps est une caverne remplie d’air et de mystères. Je ne suis plus ce corps, je suis le point de lumière qui tournoie dans l’espace immense. Je tourbillonne dans mon ciel intérieur, avant de dessiner d’élégantes courbes dans une danse improvisée. J’entends au loin mon coeur qui bat la mesure, un tamtam au fond de la jungle. Je pars en exploration.
Une ancienne douleur au genou m’appelle, je vais lui rendre visite. C’est une vieille dame caractérielle et cabotine, elle aime bien me faire souffrir quand je ne pense plus à elle. Je la rassure, je lui dis que depuis le temps qu’on se connaît tous les deux, je ne peux pas l’oublier. Elle sourit et me lance un coup d’aiguille que je reçois comme un geste d’amitié. Les restes d’une hernie discale enflamment mes cervicales, je m’arrête près d’elle et je contemple le feu de cheminée. Elle me parle de vieux souvenirs, d’un accident de moto où j’avais dégusté. Les discussions auprès du feu sont promises aux souvenirs. Les souvenirs sont des nuages qui passent devant moi, je les regarde en souriant, je n’essaie pas de les retenir. J’accueille ceux d’entre eux qui veulent s’inviter puis, au besoin, je leur souffle dessus pour qu’ils continuent leur chemin. Il en va de même des pensées dont j’assiste au défilé. Certaines, parfois, sont coriaces, elles forcent la main, elles s’assoient à côté de moi et imposent leur présence. Un coup de sang pour un refus de priorité alors que j’étais au volant, une erreur de calcul sur ma feuille d’impôts j’espère que je pourrais la corriger. Mais elles ne tiennent jamais très longtemps en place, j’ai appris à les remercier. Avec politesse et délicatesse, avec fermeté aussi.
Une fois que j’ai fait le tour des vieilles connaissances, que j’ai accueilli les nouvelles douleurs et autres désagréments que mon corps usé, avec l’âge, invite un peu trop souvent, mon esprit en point de lumière rejoint le rocher où j’ai pris l’habitude de me laisser aller. C’est un promontoire en haut de mon torse d’où je peux sentir le monde tout entier. Le centre de mon univers. Je reste là, immobile, je profite de l’instant, je me laisse bercer. Je me laisse inonder de couleurs et de silences. Je sens lentement le vent se lever. Au début, c’est un filet d’air puis il forcit et devient un courant qui joue avec ma respiration. Il provient d’en-bas, de mes pieds en contact avec la terre. Il est chargé de forces telluriques, de magie souterraine. À chaque inspiration, il envahit l’espace de mon être. À chaque expiration, il s’échappe par le haut, par le sommet de mon crâne, vers le ciel extérieur. Il rejoint le cosmos et l’ensemble des forces de la vie. Je suis traversé, des pieds à la tête, par un courant de vie. Je profite de l’instant, hors du temps. Je respire. Je nettoie mon âme et je m’accommode des taches qui résistent. Je n’aime pas le blanc virginal des amnésiques, ni la peau lisse des rêveurs. Je suis enfin moi-même, avec mes douleurs et mes cicatrices. Mes fêlures.
Mes yeux s’ouvrent. Je ressens encore l’ivresse du vent qui m’a traversé, les rafales qui m’ont emporté. Je me souviens, au bout d’une jetée face à l’océan, un jour de tempête.
Photo de Ian Stauffer sur Unsplash