Le sentiment de disparaître, de devenir transparent, inconsistant, d’une matière souple de glaise invisible, d’une texture molle qu’on enfonce du talon dans le sol, le sentiment de l’enfouissement, de la disparition progressive, non annoncée, mais tue, ignorée d’autrui, le sentiment de devenir autre, de se métamorphoser, de changer de structure moléculaire, de modifier son squelette, de le tordre, de l’essorer, ce sentiment de devenir liquide, une flaque, une goutte d’air dissout dans le vide, ce sentiment d’une transition vers un autre état, de devenir autre chose, un objet peut-être, l’insignifiance même, l’absolu néant ou du moins ce peu, le sentiment du peu, du presque rien, de l’infiniment petit et dérisoire, ce sentiment qu’on tiendrait dans la poche de quelqu’un, ce désir de tenir dans la poche, d’être transporté, ce sentiment de se sentir véhiculé d’un endroit à un autre, de ne compter que pour cette instance du transportable dans le fond d’une poche, tiré, bringuebalé, voyagé, esseulé pourtant, ce sentiment d’être là sans être là, ce sentiment de devenir de plus en plus mince, de plus en plus flou, ce sentiment du seuil franchi, de point de non retour, de l’infini, du presque zéro, ce sentiment du stade d’avant, d’avant tout, d’avant tout le monde, ce sentiment du stade non développé, du stade incertain, du stade informe, diffus, le sentiment du souffle d’air qui s’envole sans jamais retomber.
Le sentiment du combat quotidien, du relevage de manche, de dévissage du bidon d’huile de coude, qu’on étale, qu’on étale, tout en bandant les muscles, les tendons, le sentiment de l’effort, de l’effusion dans l’action, de l’acte que l’on manque, de l’échec, de la tâche réitérée jusqu’à réussite, de l’échec encore, mieux, renouvelé, de l’ouvrage qu’on remet sur la table, basse de toutes nos intentions, nos incertitudes que pourtant, toujours, ce sentiment de faire et refaire, de reproduire, de développer dans la largeur, le sentiment du geste, du corps en mouvement, des aménagements possible entre soi et le monde, des petits arrangements, le sentiment de la fermeté, de la poigne refermée sur les choses, sans que cela nous glisse entre les mains, sans que cela ne s’enfuit, le sentiment de la maîtrise, du maintien, de redressement de torse, cette façon de nous fortifier, ce sentiment fragile, éphémère de savoir où nous mettons les pieds.
Le sentiment de l’indicible, du mot dissimulé, englouti, englué dans son magma, ses borborygmes, ses onomatopées, mot mou, mot fluet, mot qui manque de consistance, pas assez costaud pour s’expulser, mot tu de ne pouvoir se dire, mot imprononcé par manque de force, d’énergie, de conviction, mot ânonné, mot mâchouillé, rabâché dans sa bouillie, mot de pluie acide, mot liquide, flou, flotteux, mot plat, trop pâle, mot à maquiller, mot mal plié, mot mal placé sur le bout de langue, ce sentiment qu’il ne veut pas sortir, mot de gestation longue, mot de primipare qu’on ne peut extirper, mot son refus catégorique, mt qui préfère se taire plutôt que d’être mal vu, mot comme une salade fripée, fatiguée, ce sentiment du mal mangé, mal assaisonné, que l’on se garde en bouche avant de le vomir mais que l’on garde quand même parce que c’est trop dégueu, sentiment de l’épouvante du mot moche, du mot sans retour arrière possible, ce mot réprouvé, ce mot d’épreuve, de mise à l’œuvre, ce mot de claque qui résonne dans le corps, sentiment de l’impossibilité du mot trop dur, du mot aboyeur qui en lâchera pas sa proie, sentiment de la morsure, de l’empreinte douloureuse du mot, tagué ad vitam nauseam, le mot immortel dans sa mortelle randonnée, le mot son trajet d’intraveineuse, sa remontée au cœur.
Comme j’aime, Perle, ce contraste que tu instaures dans tes deux premiers blocs entre un sentiment quasi fœtal et le sentiment du contrôle, entre retrait sans retour et nécessité des reprises en main — et peut-être l’écœurement que formule le troisième bloc provient-il aussi du mal des transports que provoquent allées et venues entre ces deux états ?
Je ne sais pas, il y a comme un glissement, sans doute insidieux, sans doute induit. Du sentiment de la disparition, s’immerger et reprendre le contrôle, ça fait sens d’une certaine manière. Le troisième, c’est ce qui nous laisse finalement le plus démuni dans la tentative de contrôle.