Elle me dit que je sens les choses (c’est Emilie ou Michèle souvent je les confonds), elle me dit « ton sentiment est toujours si juste, c’est un guide en quelque sorte : que ferions-nous sans? » J’ai répondu qu’elles me prenaient par le sentiment : » les sentiments on doit dire, c’est un pluriel, c’est plus concret » a dit Michèle et Emilie qui regardait la pluie s’est retournée, j’ai vu qu’elle pleurait — les larmes avec le mascara, les trainées noires sur ses joues—, une fraction de seconde j’ai senti mon cœur battre plus lentement, j’allais peut-être tomber, chavirer, j’aurais pu aussi la prendre dans mes bras… « Prendre par les sentiments c’est un pluriel », a répété Michèle comme un mantras… Tout ce qu’on peut obtenir par les sentiments j’ai pensé. J’ai le sentiment que c’est une façon comme une autre de contraindre; avec les apparences de la douceur; j’ai le sentiment que c’est à l’origine d’une violence insoupçonnable… ça aurait commencé dans la douceur : par le sentiment… « : « j’ai le sentiment que tu dois être ici avec nous », a dit Michèle et elle a tendu la boite de Kleenex à Emilie et le visage d’Emilie s’est brouillé; elle a maculé son visage de larmes et de mascara… je l’ai trouvée belle et émouvante… j’ai le sentiment que… le sentiment que c’était un calcul pour me tenir par le sentiment et m’empêcher de fuir; une mise en scène avec un minimum d’artifices : tu es une médium a dit Michèle en prenant la main d’Emilie et tendant l’autre vers moi : ton sentiment est notre manne… ( mon assentiment a bondi mais j’ai gardé le silence, je me suis sentie lâche, j’ai le sentiment que ça a été l’expérience ultime de ma lâcheté ) et Michèle a ajouté : c’est bon alors? tu restes…
… j’ai le sentiment que nous allons dans le mur ça a été sa phrase ce matin-là avant de quitter le bureau , le jour où il a percuté l’arbre avec son Opel décapotable bleu métallisée. Il avait pris l’arbre de plein fouet. Il faisait pourtant beau et il n’avait pas bu. Michèle tenait le téléphone nous étions adossés au mur : elle a dit c’est Martial il est mort sur le coup… nous nous tenions dans la cour en ciment, Simon est apparu dans l’embrasure, Simon, six mois qu’on ne l’avait plus vu : qu’est-ce que tu dis? a crié Simon… et Emilie : ah mais tu crois, tu es sûre ? Oui, a dit Michèle , c’est la police : c’est fini… j’ai le sentiment qu’il le voulait : mourir je veux dire. J’ai le sentiment que c’est un suicide, et que nous aurions pu le sauver elle a dit juste après. Que nous n’y pouvions rien, c’est mon sentiment, il persiste. Un jour le sentiment devient une certitude… ça peut être dangereux … un jour le sentiment ne contient plus le doute. Le sentiment se prend pour un maitre. Le sentiment prend un uniforme. Le sentiment sort une arme. Il tue.
« Les sentiments, c’est un pluriel ».
Merci Nathalie Holt pour cette digression qui invite si bien à aller si loin.
Jusqu’au loin si proche. Jusqu’au « sentiment de la flaque sur le caillebotis du jardin, ou cette ombre dans tes yeux? Le sentiment de l’indicible et pouvoir commencer… à finir » Merci, merci Nathalie et bravo.