On en parlait souvent avec les collègues, de l’immense difficulté à s’exprimer sur des livres aimés, l’impression féroce de se mettre à nu, et que franchement, à leur âge, on aurait vécu cette impossibilité ce refus de dire, les mensonges à débiter pour raconter ce qui était bien d’avoir goûté, investi, digéré. Et puis, il y a eu les échanges entre deux clopes, les rencontres inopinées à la médiathèque où la parole se libère un samedi 18h avant la fermeture. Et si je devais vraiment parler des livres… ce serait d’abord Vie et Destin de Vassili Grossman. L’été entier consacré à 19 ans, et l’ample révolte ancrée jusqu’à aujourd’hui. Les pointillés marquant les stigmates de la censure, la rafle de textes qui submergea l’auteur d’une telle souffrance. Le souffle immense de ce livre, premier choc. La peur de ne pas tenir, les relations entre intellectuels, scientifiques face à l’autorité sertie de joyaux d’apparats de menaces atroces, la relation marquante entre un père et sa fille, la réflexion sur la bonté donnée comme ça, quitte à en mourir. Et je repense à ce jeune il y a deux semaines, alors que je l’interrogeais sur Fahrenheit 451, qui me dit droit dans les yeux : « mais pourquoi voulez-vous madame qu’aujourd’hui des intellectuels soient emprisonnés pour leurs idées, des livres brûlés ? non je ne vois pas à quoi ça servirait, ça n’existe plus ça. » A dix-sept ans aujourd’hui, l’ère de la surinformation, où tout se découvre en un mouvement du pouce. J’avançais quelques mots sur la révolution des tournesols à Taïwan, les étudiants de Hong-Kong, les journalistes en Russie, les poètes en Turquie, Ahmet Altan « Je ne reverrai plus le monde ». Après, bien entendu, me revient immédiatement Une journée d’Ivan Denissovitch de Soljenitsyne, le bouleversement vécu, jusqu’au moindre pas posé au sol, tout décomposer, les gestes les plus quotidiens, ce que représente, simplement manger, pouvoir sortir, ne plus avoir froid. Comment parvient-on à endurer l’impossible ? Et puis, c’est Jean Genet, Journal du voleur – coup de foudre, vertige absolu, tremplin vers un mémoire de DEA parce que son théâtre était encore plus dense et fou, partie à Paris pour la Compagnie Coups de Pilon qui interprétait magnifiquement Les Nègres, puis revue récemment la scénographie hypnotique de Bob Wilson à l’Odéon avec mes élèves époustouflés… à qui je racontais sans cesse Un Captif amoureux, son engagement du côté des marges, de la beauté, les Black Panthers, les bédouins, la danse du désert. Et puis il y a eu les œuvres de comptoir, pas vraiment de grands livres, mais qui exultèrent dans les actions qu’elles ont répercutées, notamment Total Kheops de Jean-Claude Izzo, quand peu après j’étais partie à Marseille refaire tous les lieux du bouquin, les cafés, les bars, les salles de concert, j’avais envoyé des articles aux Inrock’, à Rock § Folk, et Philippe Manœuvre m’avait appelée puis écrit comme quoi « après avoir écumé toutes les scènes nationales, seuls les groupes qui se produisent à Paris peuvent vraiment prétendre à un rayonnement… » Alors je l’avais quand même créé mon festival, avec douze groupes, « D’Angers à Marseille » en 98, à L’Affranchi dans les quartiers nord de Massilia. Et puis je me souviens encore des récits de l’auteur malgache Jean-Luc Raharimanana, Lucarne, la puissance de frappe, la rage, le sang. A la même époque je découvrais aussi la collection complètement dingue Inventaire/Invention, alors qu’on échangeait pour s’amuser, et ce fut un tel flow, un enchantement à chaque lecture : Leslie Kaplan, Suzanne Doppelt, Emmanuel Adely, Pierre Alféri, « En guerre » de Jean-Michel Espitallier que j’avais du coup mis en scène avec mes jeunes à Aulnay, le « Tokyo » de Jacques Roubaud, et l’incroyable « La ville est ce cri » de François Bon.
Bien sûr, comment ne pas leur reconnaître l’effervescence qui m’a fabriquée, les ondes qu’elles ont su extraire et encore abritent dispersent propulsent loin : Les Hauts de Hurlevent d’Emilie Brontë, la métrique redoutable du récit Le cri du sablier de Chloé Delaume, toutes les confidences d’Anaïs Nin lues à deux voix avec mon amie de Nantes Maud Malet que je recherche toujours… Et le roman sidérant de Nina Bouraoui La voyeuse interdite. Et comment oublier Le ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras. Si bien qu’une amie chorégraphe a intitulé sa compagnie « Les petites marguerites »… Et l’amie parisienne avec qui je parlais avec vous au début, sur la difficulté de se confier sur nos livres, qui enseigne le théâtre à Montaigne, a nommé sa fille à l’ombre de cette fleur.
J’aime beaucoup la fluidité et le discours pour présenter cette Sentimenthèque !
Merci très vif chère Ysa-Lou, cela réchauffe et fait bien plaisir ! Je vais de ce pas découvrir vos oriflammes 🙂 Belle et douce journée à vous
Merci de m’avoir rappelé mes lectures Grossman, Izzo, Genet mais pas tatouées aussi fort que pour toi. Tu poses bien l’importance de l’âge, du moment de la rencontre qu’on fait avec une « œuvre » artistique en général. Première lecture de Lol V Stein dans le cadre de mes études, passé complètement à côte par manque de maturité.
Grand merci Jérôme pour cette lecture attentive et ces confidences – aah oui, Lol V. Stein, c’était un monde à part en fin de compte… Bonne journée surtout !
Et il est vraiment très beau votre site de « Bouts de textes » !! J’ai parcouru, lu, ri, quelle émotion face aux courtes évocations qui créent des images marquantes