Escalier C / Appartement 197 / Di Maggio
Le carrelage vert dans la salle de bain, décollé, effrité, en éclats sur le béton nu. L’armoire à pharmacie ne tient au mur que par une seule vis. Une plaquette de Citalopram. Une brosse à dents Pocahontas. Un tube de Titanoréïne. Un gant de toilette racorni. Des tongs portant une marguerite en plastique.
Halima El-Khallaf et ses enfants (Escalier B / Appartement 269 / 1999-2010). Installés sur le carré d’herbe derrière l’arrêt du 238 avec des bouteilles d’Oasis et des pâtisseries. Tout ce chemin parcouru depuis Sevran. Tout ce chemin pour quoi ? Les visages connus ne sont pas là, les promesses de se revoir déjà oubliées.
Escalier C / Appartement 203 / Brankovic
Chambre. Lits superposés en métal rouge, sommiers grillagés. Un bureau en contreplaqué couvert d’autocollants de superhéros. Une commode détruite, tiroirs épars. Une chaussette de tennis. Un magazine de moto gonflé d’humidité.
René et Violeta Gimenez (Escalier C / Appartement 111 / 1967-2010). Se souvenir du chemin qui conduit aux Gentianes depuis Alger. Se souvenir du mauvais accueil en métropole, de la saleté de Marseille, des noms sur la carte qui ne disent rien, Limoges, Orléans, Clermont. Se souvenir de Paris qui n’est pas tout à fait Paris mais Ivry, ville de communistes, puis d’Argenteuil qu’il fallut quitter au bout de trois mois. Se souvenir de toutes ces années d’errance avant les Gentianes. Premiers habitants de l’escalier C. La vue était belle, l’appartement spacieux, mais rien ne remplace la terre qu’on a perdue. Depuis 62 les maisons ne sont que des domiciles.
Escalier C / Appartement 166 / Rohaut
Chambre. Un matelas couvert de fiente de pigeon. Des coquilles d’œufs sur le béton nu – roucoulements dans le noir. Le numéro « Spécial Noël 2009 – Tout pour un repas de fêtes ! » de Femme Actuelle. Un valet portant un jupon en soie. Un livre de Ruth Rendell, couverture moisie. Une cassette-audio, bande dévidée formant des boucles brunes. À la main, face A : Dire Straits, face B : Toto.
Clément Mertens (Escalier A / Appartement 230 / 1971-1986). C’était dans le journal. Une démolition comme celle-là ce n’est pas tous les jours. 25 d’absence, 25 ans à faire sa vie ailleurs. Dans le métro revoir ses souvenirs en attendant que le présent les remplace par d’autres images. Souvenirs de cavalcades dans les escaliers, de retours du collège sous la neige, souvenirs de noms, capsules de temps au goût d’alors. Alentour rien n’a changé : côté Gennevilliers le Luth est toujours là, et la grande route qui mène au port, la patinoire, les lignes à haute-tension. Tout faisait déjà vieux à l’époque. Vieux, construit pas cher, terne, affreusement terne. Où se trouvait l’appartement ? Comment le situer sur la façade condamnée ? Papa et maman auraient su. Le temps avançant on reste seul avec ses souvenirs.
Escalier C / Appartement 188 / Tran
Coin bureau dans le salon. Un carton d’archives éventré, papiers pelucheux gorgés d’eau. Des ordonnances où l’encre bleue a bavé, rendant illisibles les prescriptions. Des fiches horaires des lignes d’autobus 135, 165, 167, 178. Un poste de radio miniature. Un paquet neuf de cigarettes vietnamiennes. Un bouquet de stylos Bic rouges tenu par un élastique.
Arnaud Widmann est prêt à appuyer sur le bouton. Costume sombre, casque de protection vissé sur la tête, entouré d’élus, de journalistes, de pompiers, il prend la pose. Personne ne sait le récit de fin qu’il se raconte à présent. Personne ne sait les étranges imprévus du chantier, toutes ces choses glissées sous le tapis, ces questions qui resteront sans réponse et qu’il préfère oublier pour penser au chantier suivant, loin, le plus loin possible d’ici. Si seulement la démolition pouvait, aussi, effacer ses souvenirs des Gentianes…
Escalier C / Appartement 179 / Lopez
Salle à manger. Contre les fenêtres condamnées par des plaques en acier, quatre plantes desséchées dans des pots en macramé. Linoléum cloqué, se décollant. Un jeu d’aiguilles à tricoter dans un panier en osier. Au sol, une corde à sauter, des billets de Monopoly, une raquette de ping-pong.
Le Combi VW est immatriculé en Belgique. Ses vitres sont couvertes d’une croûte de poussière ocre épaisse comme la main. Quelqu’un a tenté d’ouvrir un carré sur le pare-brise. Qu’a-t-il vu de l’intérieur ? De l’obscurité émergent des sacs en plastique jaune, tous les mêmes, entassés sur les sièges et dans le coffre. Ils portent en lettres rouges « Et hop Prisunic ! » et semblent pleins à craquer. Sous le bas de caisse l’asphalte est brûlant, prêt à fondre. À l’heure de la démolition quelque chose vibre dans l’habitacle. À l’heure de la démolition quelque chose suppure.
Qu’attendent-ils pour faire tout exploser ?
ça démarre très fort ce livre.me fait un peu penser à Faïza Guène de « la discrétion »
L’inventaire qu’on ne fait jamais, d’un côté le constat, rythmé, sec, des objets des appartements déjà détruits mais encore à détruire, de l’autre des voix intérieures, des bribes de vies… Curieuse de connaître la suite, et de lire l’explosion!
(à l’occasion, à voir le film Gagarine – c’est à Ivry)
une façon singulière de raconter la vie, les vies
m’a fait penser à un texte d’Emmanuel ADELY – Sommes
ah! cet escalier C… toute une promesse… et cette fin proche…
ça fonctionne!
cette précision dans votre écriture la rend très visuelle,le lieu, la démolition, la disparition du lieu; d’où viennent ces noms : Halima El-Khallaf, René et Violeta Gimenez ?
Merci pour votre lecture de mes textes ! Les noms viennent des interphones des lieux – réels – où ces textes se déroulent.
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