À cause de la couleur saturée des diapositives des années 70 et de la joie qu’on avait à ne prendre en photo que le Mont-Saint-Michel ou la tante Suzanne sous un parasol, je ne suis pas certaine de pouvoir un jour retrouver une image de la petite cuisine de mon enfance. Mais je sais qu’elle était très blanche, et très noire pour le four. Qu’on ne pouvait pas s’y asseoir. Que le premier entré ne laisserait pas sa place, faute de pouvoir s’en dégager, entre l’évier et l’étagère. Que le premier était souvent une première. Et la fenêtre au bout faisait comme un but à atteindre, avec le cerisier planté par mon père devant l’usine. Ma mère me répétait « tu auras bien le temps », alors les gestes je les ai surtout observés, avant d’avoir comme elle les mains sèches et la peau plus fine par endroits.
J’ai bien eu le temps. On a toujours le temps. Les premières sont nombreuses à avoir le temps.
Prendre plusieurs verres, bols et tasses à la fois, en insérant les doigts entre les cols pour les rassembler et que se touchent, maintenant immobiles, la paroi de porcelaine à frisottis noirs, le bleu transparent et la faïence rouge. Qu’ensemble ils créent cet assemblage naturel qui va tenir contre soi, identique, le temps de les porter jusqu’au bain tiède de mousse sur fond d’aluminium dans lequel on les lâche. Ils plongent séparément perdant leur unité, l’un qui cogne, l’autre qui flotte et dérive, ce qui se regroupe et s’aligne, chacun sa place, va perdre sa brillance en séchant. Les couverts tiennent debout, en bouquet.
Les gouttelettes sentent le savon de Marseille et encore plus de s’écraser sur le bois clair. Les lignes parallèles font des arcs de cercle réguliers. Recouverts par les suivants. Et les suivants. C’est arrondi et ça se superpose en se formant et en se reformant par-dessus la même armature éphémère, avec l’éponge, le peintre aussi utilise cette décoration fragile.
La bande de caoutchouc noire à la ligne parfaitement droite s’appuie contre la vitre à nettoyer, et par transparence contre les oiseaux, le géranium aux feuilles gâtées par le gel et la treille qui porte des souvenirs de tiges de haricots géants d’Espagne et les quelques cosses qui lui restent, piquetées de sombre.
Le tancarville roule devant la fenêtre comme le chariot qui distribue les repas aux cantines. Il tourne aussi sur lui, à la façon des présentoirs de cartes postales. À l’intérieur, l’extérieur entre. Il y a le hublot embué et des pinces à linge de toutes les couleurs, mais ce sont les nôtres qu’on touche, qu’on récupère sous le lit, qu’on jette à la poubelle quand le ressort saute. Le collectif et le public sont entre nous et notre linge intime. Tancarville est une marque, tout comme Frigo. Dans le placard à l’odeur de lessive, avec les images de fleurs de coton ou de bébés ravis, au fond du seau il y a ce carré de toile, si j’ai vingt ans c’est une wassingue, quarante ans une patarlaver, aujourd’hui une serpillière, les mêmes mains pour des mots différents à tordre, à essorer.
reconnu la main qui cueille les tasses bols verres et les lâche dans l’eau savonneuse… je refais ce geste encore à plaisir et amour tous les jours. vous ferez cela en mémoire de moi… Pas reconnu le geste suivant, ni son odeur, l’eau de Marseille sur le bois (un plancher ?) peut-être la décoration fragile du peintre. Reconnu avec admiration la barre de caoutchouc noire sur la vitre. Ne sais rien du Tancarville.
merci Véronique ! (j’ai fait ma part en pensées au-dessus de l’évier ce matin :-)) Le tancarville est un séchoir à linge https://fr.wiktionary.org/wiki/tancarville (j’aime bien ce mot, on dirait le nom d’un paquebot, ça apporte une sorte de prestance victorieuse à l’usage qu’on en fait)
le tancarville ! formidable ! extraor ! je ne sais ce qui m’avait empêchée d’interroger le grand Google
merci je m’interrogeais
« Ma mère me répétait « tu auras bien le temps »… »
Souvenir aussi, de génération en génération, et j’ai cru que tout cela se passait près de l’estuaire, à cause de Tancarville, où à quelques générations près existent pour moi ces souvenirs. Le séchoir à linge dit « tancarville » a la forme à plusieurs pointes du pont à hauban qui a remplacé le bac sur la Seine, et un séchoir qui roule ne sera jamais pour moi un tancarville !
Très beaux gestes, très beaux paragraphes, celui en particulier qui commence par « plusieurs verres » et qui plonge dans le bac de l’évier.
J’aime aussi beaucoup ce tancarville quel mot ! et ces trois phrases détachées des blocs plus longs : « J’ai bien eu le temps. On a toujours le temps. Les premières sont nombreuses à avoir le temps. »
Merci !
Je suis touchée par les mains. « avant d’avoir comme elle les mains sèches et la peau plus fine par endroits » puis « les mêmes mains pour des mots différents à tordre, à essorer. » Par petites touches, la tendresse. Merci Christine.
toujours cette originalité chez toi dans la façon d’orienter le récit…
j’adore, j’apprends…
et je cherche moi aussi cette cuisine avec du blanc et le noir du four et j’observe les mains avec acuité
(sans doute un petit mot qui manque là « alors les gestes je les… surtout observés, », vraiment rien de grave… tu effaceras ma remarque)
Merci Françoise, tu as l’œil :-))
Merci à vous toutes ! (en fait ça donne envie d’explorer ces sensations internes qu’on ne décrit jamais, parce qu’on en a pas l’utilité)
C’est vrai qu’on lit les mains dans les gestes, c’est subtil. Pour le Tancarville, partant d’un texte d’Annie Ernaux, j’attendais le Pont de Tancarville (à une trentaine de kilomètres d’Yvetot me semble-t-il…) mais j’ai vite vu le séchoir à linge. Quoi qu’il en soit, ton texte est très beau.
Les images, les odeurs, les objets, les gestes, tout prend place et vit.
oh Christine j’ai vu hier soir (mais devais me coucher plus tôt que d’hab que tu avais « contribué »… et bien entendu viens lire au réveil, pensais ne pas être déçu, c’est mieux je savoure et je reconnais tout et d’abord la cuisine (en ai connu une qui était en largeur mais oùl fallait frapper à la porte pour qu’un corps se tasse et. la porte se libère)èt tout est bien, l’anse de la tase, la réflexion maternelle (sauf que ce n’était pas la mère), l’odeur du savon de Marseille
et surtout la façon dont tu agences cela, le choix juste des mots… Merci
Vision à la fois très précise et poétique des gestes, des objets
Un régal de lecture
Merci à vous toutes tous pour vos lectures bienveillantes !
(en fait, je réalise que cet atelier vient toucher une envie que j’ai eu il y a longtemps sans la concrétiser, parce que je ne savais pas trop comment, sous quelle forme, d’écrire les gestes quotidiens, l’escalier, les vitres, etc., ces moments où on est à la fois en soi et en dehors de soi, en mode automatique, concentré, mais parfois totalement ailleurs) (et ça pourrait s’appeler « Ménage »)